Film de Michael Powell & Emeric Pressburger
Année de sortie : 1948
Titre original : The Red Shoes
Pays : Royaume Uni
Scénario : Michael Powell & Emeric Pressburger (l’histoire du ballet « Les Chaussons rouges » est tirée du conte éponyme de Hans Christian Andersen)
Photographie : Jack Cardiff
Montage : Reginald Mills
Musique originale : Brian Easdale
Avec : Moira Shearer, Marius Goring, Anton Walbrook, Léonide Massine, Robert Helpmann, Albert Bassermann, Ludmilla Tchérina, Esmond Knight
Lermontov: Why do you want to dance?
Vicky: Why do you want to live?
Lermontov: Well, I don’t know exactly why, but… I must.
Vicky: That’s my answer too.
Tourné juste après Le Narcisse noir, Les Chaussons rouges est une nouvelle démonstration de la créativité et du génie visuel du duo Michael Powell / Emeric Pressburger.
Synopsis de Les Chaussons rouges
Le compositeur débutant Julian Craster et la jeune ballerine Victoria Page intègrent la troupe de danseurs dirigée par Boris Lermontov. Celui-ci a pour projet de créer un ballet basé sur le conte d’Andersen, Les Chaussons rouges – l’histoire d’une jeune femme qui danse jusqu’à la mort.
La troupe se rend à Monte-Carlo, où doit avoir lieu la première représentation.
Critique
Grischa Ljubov: You can’t alter human nature.
Boris Lermontov: No? I think you can do even better than that. You can ignore it!
S’il est depuis longtemps considéré comme un classique du cinéma et loué par plusieurs grands réalisateurs (dont Bertrand Tavernier, Martin Scorsese, Brian de Palma, Francis Ford Coppola), on entendit plus particulièrement parler du film Les Chaussons rouges au cours de ces dernières années, pour deux principales raisons : d’abord, il a fait l’objet d’une remarquable restauration courant 2010 (sur laquelle Martin Scorsese travailla d’ailleurs en tant que consultant) ; ensuite, il est l’une des influences d’un film qui fit beaucoup parler de lui, à savoir Black Swan de Darren Aronofsky.

Moira Shearer
Les Chaussons Rouges et Black Swan partagent en effet des points communs importants ; tous deux se passent dans l’univers du ballet, parlent de la création artistique et de la recherche de la perfection, et enfin intègrent une dimension tragique. Précisons tout de même que les différences sont également très nombreuses et pas uniquement dues aux soixante années qui séparent la sortie de ces deux films, mais également à un traitement, une atmosphère, une esthétique et des personnages bien distincts.

Anton Walbrook et Léonide Massine
Les Chaussons Rouges est un film précieux pour plusieurs raisons. Déjà, il témoigne du génie de Michael Powell et Emeric Pressburger, dont la collaboration a donné lieu à des films intemporels, d’une beauté tout à fait saisissante et marqués par une créativité, une liberté et une inventivité visuelle extraordinaires. Citons par exemple Le Narcisse noir, réalisé un an avant Les Chaussons rouges, un chef d’œuvre absolu dont les décors (l’action principale du film est située en Inde) ont pour la plupart été peints. Esthétiquement, Les Chaussons rouges est tout aussi impressionnant ; les décors, l’utilisation géniale du Technicolor, les mouvements de caméra, la mise en scène et la photographie de Jack Cardiff (exceptionnel chef opérateur qui avait déjà signé la photo du Narcisse Noir, et travailla entre autres avec John Huston et Joseph L. Mankiewicz) : tous ces éléments contribuent à un résultat esthétiquement non seulement impressionnant quand on considère que le film a été tourné en 1948, mais encore très saisissant aujourd’hui et auquel la restauration récemment effectuée rend d’ailleurs parfaitement honneur.
Le film est également loué, à juste titre, pour la beauté et la crédibilité des scènes de ballet. Il faut ici souligner que le casting inclut plusieurs danseurs professionnels renommés : Moira Shearer, qui interprète le rôle principal, est une danseuse et actrice écossaise ; Léonide Massine un danseur et chorégraphe américain d’origine russe ; Ludmilla Tchérina une danseuse française au Ballet de l’Opéra de Paris ; Robert Helpmann un danseur et chorégraphe australien. C’est d’ailleurs ce dernier qui signa la chorégraphie de la célèbre scène de ballet, point d’orgue du film, avec la collaboration de Léonide Massine (qui imagina ses propres mouvements).

Robert Helpmann et Moira Shearer
Adoptant d’abord un ton plutôt léger, le film nous entraîne à Londres, à Paris puis dans un Monte-Carlo magnifiquement photographié, où a lieu la célèbre séquence du ballet qui donne son titre au film. Michael Powell et Emeric Pressburger exploitent dans cette scène culte le pouvoir du septième art pour filmer une chorégraphie superbe voyageant dans des décors oniriques et surréalistes, ponctuée d’effets visuels et de changements de décors improbables, servie par des travellings virtuoses, des couleurs et une lumière majestueuses (qui donnent aux images un cachet pictural indéniable). La danse, la musique (de Brian Easdale), la caméra, la lumière et le montage composent ici, dans une harmonie parfaite, une séquence hypnotique qui mérite clairement de figurer au panthéon des moments de cinéma les plus inspirés et les plus créatifs.
Le scénario utilise le schéma du récit-cadre, c’est à dire un récit au sein duquel se juxtaposent deux histoires ; en l’occurrence, l’histoire des personnages du film et celle du conte d’Andersen entretiennent des correspondances évidentes. C’est donc logiquement (le conte ayant une fin tragique) que Les Chaussons rouges bascule peu à peu dans un registre plus dramatique, opposant les conceptions (sur la création artistique et sur la vie) de trois personnages : l’intolérant et obsessionnel Boris Lermontov (superbement interprété par Anton Walbrook, théâtral à souhait), de la danseuse Vicky Page (la charmante, gracieuse et sensuelle Moira Shearer) et de son compagnon Julian Craster (Marius Goring).

Moira Shearer, Léonide Massine et Marius Goring
Si le talent et la liberté créative de Michael Powell et d’Emeric Pressburger se ressentent dans chaque plan du film (sens de la composition ; finesse des éclairages ; dynamisme de la mise en scène), Les Chaussons rouges souffre, à mon humble avis, d’un certain déséquilibre, le reste du film, y compris sa conclusion, n’égalant jamais l’intensité de la séquence du ballet qui de fait semble être un moment de grâce absolue au milieu d’une construction un peu moins rigoureuse que celle que l’on observe dans Le Narcisse noir. Dans ce dernier, la progression dramatique est en effet d’une précision exemplaire ; or, si l’on considère que Les Chaussons rouges est divisé en deux parties principales liées par la scène du ballet (qui est comme suspendue entre elles dans des hauteurs vertigineuses), la seconde ne parvient pas suffisamment à dégager l’intensité et la tension pourtant nécessaires à sa fonction dans l’histoire.

Moira Shearer
Le film peut donc décevoir par certains aspects. Il n’en reste pas moins qu’il témoigne de l’alchimie entre deux réalisateurs inclassables qui bouleversaient les codes et les limites du cinéma de l’époque avec une imagination, une ingéniosité et un sens de l’esthétique faisant de leur collaboration l’une des plus mémorables de l’histoire du 7ème art.
Si Les Chaussons rouges perd un peu en intensité après l'extraordinaire séquence du ballet, il porte néamoins la signature de deux purs magiciens du cinéma, deux auteurs-réalisateurs dont l'inventivité, l'audace, la créativité et le sens esthétique surprennent encore aujourd'hui.
Un commentaire
Ici la scène se dissout, prend des dimensions cosmiques : on assiste durant une dizaine de minutes à un ballet purement cinématographique, espace physique et mental de la danseuse. Là où Minnelli conservait encore un cadre réaliste de référence – un parc newyorkais, la mythologie du film noir dans « Tous en scène » – Powell plonge à corps perdu dans les pas de Moira Shearer et la chorégraphie obsessionnelle de son âme. Les chaussons figure la parfaite métaphore de la passion qui consume, littéralement, et la poupée rousse de chair finira écrasée par un train dans un féerique royaume du Sud. Dix ans plus tard, nouvelle plongée dans un esprit et un corps malades, ceux de Mark Lewis, le voyeur qui ne communique avec le monde qu’au moyen de sa caméra, consumé par d’autres démons (paternels) mais protagoniste d’un rêve/cauchemar de cinéma sis dans un Londres crapoteux et pas si swinging – et Truffaut osait affirmer que le cinéma anglais se bornait à Hitchcock…