Film de William Friedkin
Année de sortie : 2011
Pays : États-Unis
Scénario : Tracy Letts
Photographie : Caleb Deschanel
Montage : Darrin Navarro
Musique : Tyler Bates
Avec : Matthew McConaughey, Emile Hirsch, Juno Temple, Gina Gershon, Thomas Haden Church
Cette comédie noire fonctionne comme un bulletin de santé : à presque quatre-vingt ans, le réalisateur se livre à un jeu de massacre qui témoigne de sa vigueur et de sa grande maîtrise.
Synopsis de Killer Joe
Dans le Texas profond, Chris, minable dealer, doit rembourser une dette. Le benêt cogite un plan infaillible : un matricide en bonne et due forme, mitonné avec son père et sa marâtre, histoire d’empocher l’assurance-vie au nom de sa candide petite soeur… Bien sûr, rien ne va comme prévu, et Joe le tueur, un flic déviant, s’installe à demeure pour se payer en nature et régenter tout ce beau petit monde – jusqu’à l’indécis dénouement.
Critique
Killer Joe : Affreux, sales et méchants
Retour aux sources et au théâtre pour Friedkin : voici le second volet d’un diptyque signé par un dramaturge sudiste. En lieu et place de Pinter, il poursuit l’exploration du Gothique du Sud, cette fois sur le ton de la comédie noire, voire de la farce. Le film, très rapide, se voit avec un constant sourire aux lèvres, prodiguant ce qui dresse toutefois sa limite : le plaisir de la distance. Dans ce petit jeu de massacre, tout le monde s’amuse, le réalisateur le premier, qui cite le burlesque des origines, celui de Keaton ou d’Abbott et Costello. Nanti d’une distribution homogène, tourné en trois semaines, ce portrait à charge et au vitriol d’une certaine Amérique – celle que les libéraux américains et les journalistes français de gauche désignent de l’injure racaille blanche, celle qui sert de repoussoir dans les films d’horreur, depuis les pochades d’Herschell Gordon Lewis aux hagiographies rageuses de Rob Zombie – s’inscrit dans une tradition littéraire que l’on peut faire remonter jusqu’à Poe, et dont Faulkner, Tennessee Williams, Davis Grubb et Jim Thompson constituent les fleurons vénéneux.

Emile Hirsch dans « Killer Joe »
Contemplons ces familles désunies, dysfonctionnelles, âpres au gain et porteuses de toutes les tares de la consanguinité. Ils vivent dans le bruit et la fureur, végètent dans des caravanes, regardent jour et nuit le flot d’immondices déversé par la télévision, zapping de films noirs anonymes, de dessins animés répétitifs et d’émissions absurdes filmées en vidéo amateur, ils crachent, boivent, matent des strip-teaseuses décapitées. Dans ce bain de bêtise, de violence par procuration, dans cette monotonie sans avenir, croupissent quelques spécimens peu reluisants, produits exemplaires de leur environnement qui ne désirent absolument pas le changer, qui se contentent de rêver à des chimères de pactole ou d’amour purificateur. [ATTENTION SPOILER] Bien sûr, aucun d’eux n’atteindra la belle vie, et cette galerie de monstres trop humains dans leur amoralité s’avère un vrai conte moral, un cartoon exagéré où Cendrillon se fait déflorer par Lucifer, dont les yeux font mal
, où le personnage du fils, matricide manipulé, expie sa faute par une passion qui le conduit au final à gésir, sidéré, le visage fracassé à coups de citrouille en conserve ![FIN DU SPOILER]

Juno Temple dans « Killer Joe »
[ATTENTION SPOILER] Ce jeu hitchcockien avec la nourriture prend toute sa dimension lors d’une scène mémorable : le flic meurtrier du titre tabasse la marâtre adultère et la contraint à exécuter une fellation sur… un pilon de poulet, en toute logique langagière (du moins en français) et psychanalytique – le représentant d’un ordre pervers avoue son impuissance, dans la double acception du terme, ange noir et presque craintif qui prend par derrière la blonde fille de la maison, vierge innocente un peu attardée, prénommée Dottie, en clin d’œil au Magicien d’Oz, effectuant de gracieux entrechats devant une église, blessée, perdue et au final Némésis s’abattant peut-être sur son mortel prince charmant : l’œuvre s’achève sur l’incertitude d’un coup de feu, rappelant le final ambigu de French Connection. On ne saura jamais si Popeye Doyle se fait justice, ni si Joe le Tueur reçoit son châtiment…[FIN DU SPOILER]

Thomas Haden Church et Emile Hirsch dans « Killer Joe »
Le choix du traitement pose cependant problème. La comédie possède noblesse et réussites, mais chacune reposant sur un adjuvant, un exhausteur de goût qui l’enracine dans le terreau de la misérable condition humaine. On pense à la mélancolie de Blake Edwards, à l’angoisse de Stanley Kubrick, à la justesse d’observation sociale de tous les auteurs de la comédie à l’italienne ; on pense à la mauvaise foi, à la mesquinerie grandiose agitant le corps génial de Louis de Funès ; ici, le rire tourne un peu à vide, ne s’appuie pas sur une profondeur de personnages réduits à d’amusantes marionnettes. Cet humour noir échappe à ceux qui interdirent le film aux moins de dix-sept ans sur son sol, ou aux féministes qui en dénoncèrent la (fausse) misogynie. Cinquante ans plus tôt, leurs ancêtres parlaient de barbarie à propos de Psychose, remarquable étude de caractère et comédie noire. Pour mémoire, le Norman Bates de Robert Bloch se rattachait d’ailleurs à ce sous-prolétariat blanc évoqué supra, laissé-pour-compte économique autant que sexuel, orphelin pauvre et obèse dépourvu du raffinement inquiétant d’Anthony Perkins.

Juno Temple dans « Killer Joe »
Faut-il donc louer sans réserve le film mineur d’un grand cinéaste, ou bien préférer applaudir ses incontestables atouts, au rang desquels la performance de Gina Gershon, à la cinquantaine courageuse et aux faux airs d’Ashlyn Gere, et les bleus profonds de Caleb Deschanel, qui rappellent la nuit électrique de Cruising ? Reste un sentiment de manque, d’inassouvissement devant un cauchemar alerte et fluide dont le tort principal consiste à ne pas se prendre assez au sérieux (contrairement au très dérangeant Sang du châtiment). L’évidente maîtrise de Friedkin au sein d’un espace aussi confiné, surtout après ses mises en scène pour l’opéra, ne surprend guère : cinéaste de chambre, comme Dreyer dont il admire le bouleversant Ordet, il sait faire preuve de virtuosité avec trois personnages ou plus dans la même pièce, qu’il s’agisse d’une chambre d’enfant possédée, de l’habitacle de voitures qui se poursuivent ou de clubs gays.
On célébrera longtemps encore le cinéaste du Mal, de la corruption, au sens religieux du terme, de la perte d’identité et des affres du désir, dont le dernier opus fait un peu pâle figure en regard des grandes symphonies tragiques des années soixante-dix et quatre-vingt, mais ne boudons pas notre joie de retrouver un vrai réalisateur en pleine possession de ses moyens, à l’heure du silence des grands Anciens, de l’exil des hérauts du Nouvel Hollywood et de la déroute des anciens enfants prodiges, sans parler de l’état du cinéma occidental contemporain. Friedkin appartient à cette lignée dont les œuvres faibles ou même les francs ratages parviennent à contenir quelques trésors (la présence palpable de la mort dans La Nurse, par exemple). Renvoyons pour finir à Bug, son précédent effort, grand film claustrophobe sur la déréliction, la paranoïa, la sécession volontaire du monde, mais aussi sur l’amour fou, sur la détresse d’une mère (thème central de L’Exorciste, et magnifique Ashley Judd, encore mieux révélée que Matthew McConaughey), sur tous ces insectes en chacun de nous, là sous notre peau, qui la tendent comme Regan implorait de l’aide en lettres de chair sur son ventre nu. Art du mouvement et de l’image, du temps et du son, le cinéma, grâce à lui et à quelques autres, se réalise pleinement aussi art du mystère et de l’incarnation, art du feu des démons et du sourire des anges.
11 commentaires
Belle critique, comme toujours ! Pas vu mais tenté… Une oeuvre mineure/abîmée d’un grand cinéaste sera-t-elle toujours plus passionnante que le labeur réussi d’un tâcheron sans âme ? C’est l’éternel débat… qui nous remet en mémoire le défiguré « 13ème Guerrier » de John McTiernan, chanson de geste nordique massacrée par la production, mais qui, même aplatie, même violée, reste une des plus oeuvres de son auteur… McTiernan dont l’absence maintenant sans doute définitive laisse un vide béant dans le cinéma US contemporain. Mon opinion, bien sûr !
Merci ! Qu’entendez-vous par « tenté »? En toute franchise, je ne partage pas votre enthousiasme pour McTiernan, même si je lui reconnais d’habiles variations sur le primitivisme (« Predator » et « Piège de cristal ») et une œuvre méta bancale mais sympathique (« Last Action Hero » – dans le genre « réflexion sur le cinéma d’action hollywoodien », on peut largement préférer le faramineux « Mission impossible » de De Palma). L’argument très œcuménique du « 13e guerrier », précédant de deux années le « choc des civilisations » du 11-Septembre, pouvait donner un grand film combinant les deux approches (le serpent de feu se révèle un cortège de torches), et Crichton, par ailleurs piètre réalisateur dont les sujets valent mieux que les métrages (il réussit presque l’exploit de rendre inintéressant le duo Theresa Russell/Burt Reynolds dans « Preuve à l’appui »), en effet le remonta, retourna quelques scènes et embaucha Goldsmith en lieu et place de Revell (belle partition au demeurant, sans doute moins atmosphérique). Mais les dix minutes absentes ne pallieraient sans doute pas les faiblesses de l’ensemble, confirmées par le désaveu de Sharif, tentative maladroite de filmer « Les Vikings » de Fleischer en low key (et donc à la lumière des torches, encore) qui annonce « Le Guerrier silencieux » de Winding Refen. Les ennuis judiciaires de Mc Tiernan, impliqué dans « l’affaire Pellicano », que je découvre à l’occasion, me font penser au héros de « Conversation secrète » et démontrent si besoin que l’Amérique puritaine ne transige pas avec le mensonge (le réalisateur effectue un an d’emprisonnement pour « fausse déclaration » au FBI), surtout si l’on se livre à du « sexe oral » dans un bureau ovale, mais n’en tient pas rigueur s’il s’agit de justifier une guerre (cf. les « armes de destruction massive » de Colin Powell). Ceci nous ramène à Friedkin et à son inconfortable « Enfer du devoir », en surface propagande légitimant tous les « dommages collatéraux » des interventions militaires des « gendarmes du monde », mais en profondeur refonte de l’image blasphématoire de Regan se meurtrissant avec son crucifix, par le biais d’enfants armés tirant sur les adultes (comme dans « Les Révoltés de l’an 2000 » d’Ibanez Serrador). Friedkin, même en mineur, signe des films qui continuent d’irriter des deux côtés de l’Atlantique – « Killer Bill », donc.
Par « tenté », je veux dire que le film, maintenant, m’intéresse davantage et je vais peut-être le louer… Oui, c’est une joie de voir Friedkin continuer à tourner, je suis bien d’acord avec vous. Quant à McTiernan, sa carrière semblant désormais stoppée à jamais, son travail se jugera avec le temps : auteur ou faiseur (sur)doué ? Le débat sera peut-être un jour ouvert ! Bien à vous.
Ashlyn Gere?
Tu parle bien de la star du X des années 80?
Monsieur connait ses classiques…
Ashlyn Gere, « body double » notamment sur « Basic Instinct », apparut aussi dans des productions « mainstream » pour le cinéma et la télévision. Il lui manqua un Cronenberg pour immortaliser son talent de comédienne, comme Marilyn Chambers dans « Rage », même si l’on peut conseiller aux néophytes « Two Women » d’Alex de Renzy, l’un des derniers films scénarisés du réalisateur, où elle formait un joli couple avec Victoria Paris. Le cinéma pornographique demeure un continent noir qui mérite mieux que le mépris ou la complaisance…
Bon pour parler du film, je trouve que Matthew McConaughey surjoue un peu.
Je le préfère dans Mud. Et quand a William Friedkin, Bug a une autre gueule. On est quand même loin de Crusing et de l’exorciste.
Le « surjeu » de McConaughey participe de l’esthétique farcesque du film, aussi outrancière que les slapsticks d’antan. Pas encore vu « Mud », mais pense grand bien de « Take Shelter ». Cet article rend justice à la grande santé de Friedkin, même illustrée par une œuvre « mineure » – comparons ce qui peut l’être.
Comparons ce qui peut l’être?
Vous détenez la vérité?
Sur Mc Tiernan et sur le reste?
Désole, je ne vous avait pas vu marcher sur l’eau.
Sur ce Bonsoir.
Bonsoir.
Cher Lemer, pour citer l’immortel Max Pécas, « On se calme et on boit frais à Saint-Tropez »…
Dissipons un malentendu : comme vous, je place « Bug » bien au-dessus de « Killer Joe », sans parler d’autres titres que vous mentionnez ; je ne pensais qu’à cela en parlant de « comparaison ». Concernant Mc Tiernan, il ne s’agissait que d’un point de vue argumenté, que l’on peut (et doit ?) bien sûr ne pas partager. Rassurez-vous, je ne détiens aucune vérité, pas même sur le cinéma, je me méfie grandement de ceux qui se targuent de le faire (un récent documentaire sur Arte analysait d’ailleurs le cas de David Lynch) et je ne marche pas sur l’eau (à vrai dire, je me contente de la contempler). Ne restons donc pas sur un malentendu et apaisons nos passions respectives : ce qui nous rapproche – l’amour du cinéma, le plaisir de découvrir sereinement des films via ce blog – compte plus que tout ce qui nous divise. Cordialement et dans l’attente de vous lire.
PS : que pensez-vous de ma critique de « Grace » ?
Bonjour
Vous remplacer Bertrand Mathieux ?
Dans quelle catégorie se trouve Grace?
J’ai vu celle de The Dark et j’ai trouvé que vous vous êtes donné un mal de chien pour pas grand chose.
Sean Bean est mauvais (comme d’habitude devrais-je dire !) j’ai toujours l’impression qu’il joue le même rôle…
Maria Bello manque de conviction, tout a l’air faux et prévisible. Je me suis même permis de rire à certains moments, mais bon, ça reste encore subjectif.
Vous savez les critiques font rarement de bons cinéastes. Pour preuve tous ces pseudos qui pendant des années ont descendu Audiard pour un cinéma de « papa ». Qui a regardé Garde a Vue ou Mortelle Randonnée peut se rendre compte du grand dialoguiste que c’était.
A bientôt de vous lire.
Cordialement
Bonjour à nouveau,
Pour répondre à votre question : non, et heureusement, car Bertrand Mathieux s’avère irremplaçable !
Je croyais que vous recevriez la critique de « Grace » en retour de votre commentaire bienveillant sur « Black Christmas », mais il ne semble pas.
Sur « The Dark », je vous trouve un peu sévère, même si le film souffre d’évidentes faiblesses – à chacun sa subjectivité, une fois encore.
Concernant Audiard, je partage votre admiration, qui remonte pour moi comme pour beaucoup d’autres aux dialogues des « Tontons flingueurs ». La critique « officielle », avec ou sans pseudos, se mit hélas à le louer sur le tard, à l’occasion des drames que vous citez. Quant aux cinéastes autrefois critiques, quelques exemples dans la Nouvelle Vague ou à l’étranger (Ray en Inde ou Argento en Italie parmi d’autres) prouvent que l’on peut parfois passer la rampe avec succès (mais on pourrait sans doute donner d’autres noms en contre-exemples).
Cordialement.