Le dimanche 26 novembre, je me suis rendu au MK2 Beaubourg, l’une des salles de cinéma qui a accueilli l’édition 2023 du festival Chéries-Chéris, pour y voir deux longs métrages : Norwegian Dream et Sans cœur. Retour sur une journée qui permettait de passer de la Norvège au Brésil tout en restant à quelques pas du centre Pompidou – ce qui n’est pas le moindre des (nombreux) pouvoirs du septième art.
À propos du festival
Chéries-Chéris est le Festival du film lesbien, gay, bi, trans, queer et ++++ de Paris. Il a déjà une longue histoire, sa 29ème édition venant tout juste de se terminer (si vous êtes doué en calcul, vous en aurez déduit qu’il est né en 1994, et je parle ici uniquement de la version
française, ce festival ayant vu le jour dans d’autres pays avant cette date). Sa programmation est, par essence, diverse, embrassant tous les genres cinématographiques. Les films sélectionnés traitent cependant tous, chacun à leur façon, d’homosexualité masculine, de lesbianisme, de bisexualité ou de transidentité – ce qui ne signifie pas que tous les longs métrages projetés ont pour sujet unique l’un de ces thèmes, mais simplement que ceux-ci sont abordés au travers d’un récit qui peut bien entendu traiter, en parallèle, d’autres thématiques.
Les raisons expliquant la naissance d’un tel événement cinématographique sont évidentes : la représentation de l’homosexualité au cinéma a longtemps été rare et très souvent caricaturale. C’est en partie pour cette raison, d’ailleurs, qu’un film comme Cruising a été mal reçu par une partie de la communauté homosexuelle new-yorkaise à l’époque de sa sortie : si le long métrage de William Friedkin n’est en rien homophobe, et s’il se déroule dans un milieu bien spécifique et non représentatif (la communauté gay-cuir), on peut comprendre qu’il ait suscité la méfiance de personnes qui, parce qu’elles se sentaient déjà marginalisées, n’avaient pas forcément envie que le spectateur lambda associe automatiquement l’homosexualité masculine à l’atmosphère bien particulière des bars S&M des années 1970-80…
Si le cinéma a évolué sur ce point au cours des trente dernières années, il y a encore du chemin à parcourir. Il n’est pas si fréquent, par exemple, de voir un film dont le protagoniste est homosexuel sans que cela ne soit un sujet (comme dans L’Heure de la sortie, qui m’avait agréablement surpris sur ce point). Quant à la société dans son ensemble, elle est encore hantée par énormément de préjugés et d’idées préconçues, mais aussi par des violences verbales et physiques dont le caractère homophobe n’est d’ailleurs pas toujours reconnu par la justice – à tort.
Chéries-Chéris a donc vocation à durer, indépendamment d’ailleurs des évolutions sociétales à venir, qu’on espère positives : pourquoi, en effet, se priver de l’occasion de voir des films divers et défendant justement la diversité, venus du monde entier, le tout dans l’atmosphère agréable des quartiers des Halles et du Marais ?
Parlons maintenant des deux longs métrages vus ce jour-là.
Norwegian Dream : une quête intime sur fond de lutte sociale
Le pitch
Robert, un tout jeune (19 ans) immigrant polonais, trouve un emploi d’ouvrier dans une usine de poissons norvégienne. Il va être confronté à deux choses distinctes : d’une part des conditions de travail pénibles, d’autre part des sentiments troublants envers un charmant collègue, Ivar.
Toutes les conditions favorables à une lutte intérieure, difficile mais nécessaire, sont réunies…
La critique
Norwegian Dream est le premier film de fiction du documentariste polonais Leiv Igor Devold. On peut d’ailleurs supposer que son expérience du documentaire explique la précision avec laquelle il décrit les conditions de travail des ouvriers, norvégiens et immigrés (polonais, en l’occurrence), dans un contexte bien précis : une usine de poissons située au large de la côte du Trøndelag (un comté norvégien).
Le film traite de deux sujets à la fois distincts et complémentaires : l’acceptation de soi (de sa sexualité, plus précisément) et l’exploitation des travailleurs. Robert a en effet du mal à accepter ses propres désirs, pour une raison bien précise que le film révèle à mi-parcours. Le scénario (de Justyna Bilik) fait se rejoindre ses deux enjeux, et pour cause : on se définit en partie par sa sexualité, mais aussi par ses valeurs et ses convictions sociales.
Si cette belle idée s’articule de façon parfois un peu téléphonée, l’écriture assez fine des personnages, l’interprétation remarquable d’Hubert Milkowski et enfin l’alchimie qui s’opère entre lui et son partenaire à l’écran (Karl Bekele Steinland) donnent vie à ce récit touchant et assez sobre, tandis que la caméra parvient à saisir, dans plusieurs beaux plans, la grâce émanant des deux jeunes comédiens principaux. Or savoir bien filmer ses acteurs (et actrices) est une qualité essentielle chez un cinéaste, qu’on tend parfois à oublier. En prime, ce parcours initiatique tourmenté a pour toile de fond de beaux paysages norvégiens, que le chef opérateur Patryk Kin éclaire habilement.
Sans cœur : un coming of age movie dans le Nord-Est brésilien
Le pitch
Vers le milieu des années 1990 (toute ma jeunesse !), sur la cote d’Alagoas, dans le Nordeste brésilien. Des adolescents rêvent, s’ennuient, fument, attendent, et aiment parfois, comme Tamara. Celle-ci éprouve en effet une attirance grandissante envers une femme plus âgée, la mystérieuse sans cœur
, qui vend occasionnellement son corps aux amis de Tamara. Chronique d’un été, synonyme de transition délicate dans la vie de la jeune femme.
La critique
Sans cœur s’inspire des souvenirs de Nara Normande, la co-réalisatrice du film (avec Tião). C’est un coming of age movie dont le rythme, assez lent, reproduit l’impression de temps infini, étiré propre à l’adolescence. Le film décrit, entre autres, le trouble éprouvé par une jeune fille face à son propre désir envers une autre femme, plus âgée et qui est enveloppée d’une aura mystérieuse, comme le souligne son surnom (qui donne son titre au film, titre d’ailleurs volontairement ambigu). À partir de ce désir vertigineux, les réalisateurs (un tandem donc, comme Juliana Rojas et Marco Dutra) alternent entre des scènes réalistes et des touches d’onirisme, d’une façon qui n’est pas sans évoquer un réalisme magique récurrent dans la littérature et le cinéma sud-américains.
Comme dans Norwegian Dream, il y a une dimension sociale mais qui n’est pas un moteur de la narration, simplement une partie (importante) du tableau (les personnages de Sans cœur sont, pour la plupart, issus d’un milieu modeste, voire pauvre ; d’ailleurs, Tamara et sans cœur
n’appartiennent pas à la même classe, et le film le souligne très bien). On retrouve aussi le thème de l’homophobie, à travers le harcèlement dont est victime l’un des membres (gay) de la bande. Les comédiens impressionnent autant que ceux du film de Devold, tandis que sur le plan formel, Sans cœur témoigne d’une évidente maîtrise, et surtout d’une belle intuition (à l’image de ce plan sur une piscine vide sous la pluie, qui évoque la fin de quelque chose – d’un chapitre de la vie de la protagoniste, peut-être ?). Les errances mi joyeuses, mi amères de ces jeunes brésiliens pourraient ennuyer parfois, mais les qualités esthétiques et le soin accordé aux personnages secondaires maintiennent le film sur un fil fragile et délicat. À propos des personnages secondaires, on notera une jolie scène de complicité entre Tamara et sa mère ; une scène où l’on entend un morceau de Gilberto Gil, le célèbre compositeur et musicien brésilien.
Cela me fait songer que la musique brésilienne (je parle notamment de la samba et la bossa nova) a, me semble-t-il, quelque chose d’à la fois léger et de mélancolique, de triste et de gai (à l’image du morceau Aquarela do Brasil), qui me paraît profondément connecté à l’histoire du pays et que l’on ressent dans ce film, où la joie et le drame ordinaire semblent se côtoyer sans cesse. D’ailleurs, lorsqu’elle évoque le départ imminent de sa famille (plus stable et favorisée que celle de certains de ses proches), Tamara déclare : je suis contente de partir, mais ça me rend triste aussi
. Cette dualité me semble être au cœur de ce joli film, primé dans plusieurs festivals.
En résumé
Bien que très différents en termes de style et d’atmosphère, ces deux films ont de commun de mettre en scène des jeunes gens en construction, déstabilisés par leurs propres émotions dans un contexte volontiers marqué par des difficultés sociales. Les deux plans que je garderai en tête sont celui de Robert étendu dans l’herbe, épanoui (dans Norwegian Dream), et celui d’une piscine vide sous la pluie dans Sans cœur. La réplique dont je me souviendrai est je suis contente de partir, mais ça me rend triste aussi
.
Vous pouvez consulter le palmarès du festival à cette adresse.
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