Film de John Frankenheimer
Titre original : The Manchurian Candidate
Année de sortie : 1962
Pays d’origine : États-Unis
Scénario : George Axelrod, John Frankenheimer
Photographie : Lionel Lindon
Montage : Ferris Webster
Musique : David Amram
Avec : Frank Sinatra, Laurence Harvey, Angela Lansbury, Janet Leigh.
Un Crime dans la tête est un énième exemple significatif du fait que le cinéma américain, sans doute mieux que tout autre, sait produire des thrillers (en l’occurrence politique) à la fois intelligents, divertissants, et à la mise en scène aussi efficace qu’inspirée. Le film est également très représentatif du climat de paranoïa instaurée par la guerre froide, ainsi que des ressorts et évolutions de la communication politique à l’époque.
Synopsis de Un Crime dans la tête
De retour de la guerre de Corée, Raymond Shaw (Laurence Harvey) obtient une médaille pour sa bravoure. Pendant ce temps, Bennett Marco (Frank Sinatra), capitaine du peloton de Shaw, fait des cauchemars récurrents et étranges…
Critique du film
Adapté d’un roman de Richard Condon – The Manchurian Candidate – Un Crime dans la tête est profondément imprégné par le climat de paranoïa propre à la guerre froide. L’histoire est une variation volontairement tordue sur la peur de l’ennemi communiste et de ses attaques sournoises – celle imaginée par Condon étant particulièrement machiavélique : des experts russes conditionnent, en ayant recours aux drogues et surtout à l’hypnose, un militaire américain à commettre un meurtre (d’où le titre français du film). Condon joue d’autant plus sur le ressort de la paranoïa que le mal, s’il est dirigé (en partie) par des forces extérieures, est directement inoculé au sein même de l’Amérique, à travers l’un de ses citoyens. La méthode employée, particulièrement tortueuse, invraisemblable et perverse, cristallise les angoisses les plus folles et les moins rationnelles qui naissaient alors du conflit entre les États-Unis et les soviétiques. Les communistes montrés dans le film, au cours de la scène du « rêve » (très réussie, nous y reviendrons), ont d’ailleurs tous des gueules à coucher dehors, pour parler franchement. Ils sont le mal à l’état pur. On est pratiquement dans une représentation expressionniste du communisme, et de la menace qu’il incarne.
Mais Un Crime dans la tête est toutefois loin d’être un film de propagande simpliste, c’est avant tout un thriller maîtrisé et plutôt intelligent. Sa dimension politique va d’ailleurs au-delà du seul traitement de la guerre froide : le film montre très bien l’importance alors récente de la télévision dans la communication politique (voir notamment la scène où une conférence de presse est à la fois filmée directement, et visible dans un poste de télévision présent dans le champ de la caméra ; mais d’autres séquences évoquent l’influence et l’utilisation grandissantes de ce média). Le célèbre débat télévisuel entre Kennedy et Nixon, considéré comme un événement particulièrement représentatif du pouvoir de la télévision et de l’image en politique, avait eu lieu deux ans avant la sortie du film (et un an après celle du roman dont il est tiré). Un Crime dans la tête dépeint aussi une Amérique où la peur aveuglante du communisme est un filon politique en or, grâce auquel même un candidat alcoolique et stupide (le sénateur John Iselin, interprété par James Gregory) peut espérer accéder au pouvoir. Un phénomène que le film, comme le roman avant lui, semble bel et bien dénoncer.
L’intelligence du scénario est également perceptible dans le traitement des personnages ; presque tous ont une consistance, une épaisseur suffisante pour que l’histoire fonctionne. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne Raymond Shaw (Laurence Harvey), un personnage clé, plus approfondi que les autres sur le plan psychologique, tout simplement parce que sa personnalité et son histoire jouent un rôle important dans le déroulement des événements. Sa mère, une redoutable tacticienne politique, est également un personnage particulièrement convaincant (et effrayant), auquel l’actrice Angela Lansbury prête tout son talent et son visage expressif et saisissant. Plus esquissé, moins défini, le capitaine Bennett Marco est toutefois d’une crédibilité renforcée par l’interprétation inspirée de Frank Sinatra, qui s’était déjà illustré dans de nombreux films et notamment L’Homme au bras d’or, d’Otto Preminger, qui abordait le problème de la toxicomanie avec une franchise et une audace alors rares au cinéma. Parmi les personnages secondaires, certains sont moins convaincants ; la jeune femme campée par Janet Leigh (La Soif du mal, d’Orson Welles ; L’Appât, d’Anthony Mann) sort un peu de nulle part, et sa relation avec Marco est traitée d’une manière peu vraisemblable.

Le capitaine Marco (Frank Sinatra) dans « Un Crime dans la tête »
La construction est presque un sans fautes ; la montée de la tension s’opère à travers une mécanique parfaitement réglée, qui laisse suffisamment de place aux personnages et aux différents aspects intéressants de l’histoire. En revanche, le film s’achève sur une note patriotique un peu pathos : on veut à tout pris donner au comportement de Shaw une dimension héroïque et grandiose, alors que si l’on se base strictement sur les faits, ses gestes peuvent très bien n’avoir été dictés que par des motivations purement personnelles (sa propre rancœur). Il aurait été plus subtil de laisser planer un doute sur ce point, ou du moins d’exprimer un sentiment plus nuancé, plutôt que de tomber dans ce travers récurrent du cinéma hollywoodien, à savoir cet attachement tenace à la figure du héros américain prêt à tout pour sauver son pays. En l’occurrence, cette interprétation arbitraire et orientée de l’attitude de Shaw est presque incohérente sur le plan de la psychologie, en dehors de son côté cliché qui dénote dans un film à l’intrigue et à l’atmosphère plutôt originales.
Un Crime dans la tête est le cinquième film de John Frankenheimer. Sa réalisation témoigne d’une maîtrise et d’une intelligence remarquables. Tantôt resserrée sur les personnages (il utilise très bien les gros plans), tantôt percutante et inventive dans les scènes d’action, elle emporte littéralement le récit. La séquence finale est admirablement filmée et montée : la course effrénée du capitaine Marco (Sinatra) tandis que l’irréparable se prépare évoque Hitchcock et anticipe De Palma (on peut songer au final de Blow out, avec John Travolta).
Dans la scène du rêve, qui a lieu dans un espace clos, il multiplie les angles de vue différents, utilisant tour à tour des plans larges et des plans plus serrés, parvenant à exploiter tout ce qu’il y a d’intéressant (et de terrifiant) dans la situation ; sans compter les plans hautement significatifs, comme celui montrant du sang gicler sur le portrait de Staline, qui ne dure – habilement – qu’à peine une seconde, ce qui lui donne d’autant plus d’impact. Ce plan clôt d’ailleurs un moment dont la réalisation de Frankenheimer restitue parfaitement toute l’horreur brute : le meurtre glacial du plus jeune soldat de la patrouille menée par le capitaine Marco.
Dans son film suivant, le célèbre 7 jours en mai, Frankenheimer abordera de nouveau le thème de la guerre froide. En 66 sortira L’Opération diabolique (Seconds), film de science fiction à la réputation flatteuse mais rare et difficile à se procurer.
Film très représentatif de la peur du communisme et du complot politique, Un Crime dans la tête s’achève sur une séquence qui n’est pas sans évoquer l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy, lequel surviendra l’année suivant la sortie du film. A ceci près que si je ne me risquerai pas à des hypothèses hasardeuses sur un crime encore enveloppé de mystère, on peut toutefois supposer sans prendre trop de risques que ses commanditaires n’étaient pas des communistes…
Un Crime dans la tête est un thriller habité par le climat anxiogène de la guerre froide, servi par la réalisation sophistiquée et expressive de John Frankenheimer. Le film illustre également, avec beaucoup de lucidité, l'importance grandissante de la télévision dans la communication politique, et la récupération de la peur à des fins électorales - autant d'éléments qui n'ont jamais cessé d'être d'actualité depuis.
3 commentaires
Si l’esprit chagrin pourrait ne pas dépasser un certain goût du grotesque/ridicule dans le sérieux compassé, un recours régulier au confus, voire au franc fumeux, ni même un (pourtant familier) enclin au manichéisme le plus bas de plafond, l’esthète (sans parler de l’exégète, illuminé comme on le sait !) saura voir en The Manchurian Candidate un certains nombre de crédits fichtrement pas négligeables, limites historiques même.
Le premier, et pas des moindres, serait de prendre acte de la naissance, en 62 donc, du thriller psychologique paranoïaque (accessoirement politique) moderne tant les enjeux, les codes et les ressorts du genre sont ici savamment détaillés (comme de nombreux autres, l’Henri Verneuil d’I…Comme Icare n’en perdra pas une miette !). Un autre serait, pas une paille encore, de s’apercevoir que Frankenheimer ne saurait se réduire au réalisateur de Ronin (qu’il est toutefois devenu) et qu’il put être un cinéaste étonnamment audacieux, formellement enthousiasmant, sachant captiver son auditoire tout en installant des dispositifs filmiques assez bluffants (les séances de lavage de cerveaux mandchouriens ouvrant le métrage sont d’un surréalisme pavlovien et d’un symbolisme estomaquants (chaque « participant » ayant une vision propre et « adaptée » des théâtrales séances).
Production assez symptomatique de la Guerre Froide (nanti donc d’un anti-communisme primaire, pathologiquement délirant) et même terriblement visionnaire (le film sort quelques mois avant l’assassinat de Kennedy, qu’il préfigure diablement !), la chose est l’occasion d’un portrait satirique (voire authentiquement sardonique) et vitriolé d’une Amérique remplie de militaires hagards et détruits par des traumas guerriers, de politiciens manipulateurs ou maccarthément fantoches (y’a pas que les cocos qui trinquent ici: la droite américaine en prend elle aussi pour son grade), et de médias jetant sur le feu une huile des plus confusionantes (à ce titre, les séquences de conférences de presse sont graphiquement admirables et volontiers explicites).
On ne manquera pas de louer la profondeur de champs de certains plans (que de foisonnantes images ces jours-ci sur 8DaW !) et de noter que les leçons prises chez Welles (qu’on vantait ici ces jours-ci) ou Hitchcock (comment ne pas penser à L’Homme Qui en savait Trop ?) occasionnent le meilleur pas plus qu’on n’aura de cesse d’applaudir la performance d’Angela Lansbury (quelle actrice décidément !) en mère machiavélique et diaboliquement pugnace mais aussi les compositions convaincantes de Sinatra et Laurence Harvey (deux rôles assez difficiles tant ils sont subtils autant qu’ingrats). S’il nous reste assez de souffle et que nos mains ne sont pas trop endolories, on saluera encore la richesse des plans (tant dans leur contenu symbolique (abondance des reflets et des écrans, multiplication des motifs lincolniens (bustes, portraits, déguisements),…) que dans leur savante composition (tu l’aurais pas vu et revu celui-ci, de Palma ?)) et le goût certain de la réalisation, pour ne pas s’attarder sur certaines zones d’ombres (le personnage d’Eugénie Rose tenu par Janet Leigh, vague et presque superflu à force d’être mystérieux). Recommandable !
Bon article, pour d’après moi, un bon film.
N’ayant pas eu l’occasion de voir ces acteurs dans d’autres aussi appuyés, je dirais qu’ici, les personnages ont des personnalités bien marquées tout en restant naturels. La trame est rudement bien ficelée, et le montage alterne les plans très courts aux scènes très longues (notamment la discussion entre les deux hommes ivres), laissant la pression monter, et la terreur se mettre en place par la froideur des cauchemars.
Histoires d’amour singulières, dénonciation de la guerre, parenthèse politique qui décrit l’extrême des deux camps de la terrifiante guerre froide, thriller exaltant. Manque peut-être la surprise, car les retournements, bien que réfléchis avec soin, sont prévisibles.
Bon film, à bientôt, et vive le cinéma !
à noter ce film a fait l’objet d’un remake en 2004 https://fr.wikipedia.org/wiki/Un_crime_dans_la_t%C3%AAte_%28film,_2004%29