Documentaire de Serge Bromberg et Ruxendra Medrea
Année de sortie : 2009
Avec : Romy Schneider, Serge Reggiani, Bernard Stora, Costa-Gavras, Jacques Gamblin, Bérénice Bejo, William Lubtchansky, Catherine Allégret, Henri-Georges Clouzot.
J’évoquais il y a quelques jours la sortie du documentaire intitulé L’Enfer, de Henri-Georges Clouzot, qui relate l’histoire du tournage inachevé de ce qui aurait pu être le dernier grand film du réalisateur culte du Salaire de la Peur. L’ayant vu le jour de sa sortie, j’invite tout amateur de cinéma à découvrir un documentaire qui en dit long sur un projet fascinant hélas avorté, mais aussi sur le cinéma en lui-même, le processus de création et la condition du réalisateur.
Le point de départ du documentaire
Serge Bromberg se retrouve un jour en compagnie de la dernière épouse d’Henri-Georges Clouzot, Inès de Gonzalez, dans un ascenseur en panne. Elle lui parle des nombreux grands films de son défunt mari (Clouzot est mort en 1977) et aussi de son grand regret, L’Enfer – projet très ambitieux sur le thème de la jalousie pathologique – qu’il n’a pas pu mener à bien.
Le documentaire entremêle les essais et les scènes tournés par Clouzot à l’époque ; les interviews de plusieurs grands techniciens qui ont travaillé sur le film (Costa-Gavras, assistant réalisation à la préparation ; William Lubtchansky, assistant opérateur ; Bernard Stora, stagiaire réalisation) et de l’actrice Catherine Allégret ; ainsi que des scènes du script original interprétées par deux comédiens contemporains (Jacques Gamblin et Bérénice Bejo).
L’Enfer : la genèse du projet et les raisons de son échec
En 1964, Henri-Georges Clouzot rédige le scénario de L’Enfer, qui raconte l’histoire d’un couple miné par la jalousie pathologique du mari. Marqué par l’audace formelle et narrative de 8 et demie (1963), de Federico Fellini, le réalisateur de La Vérité et des Diaboliques décide de tourner un film esthétiquement novateur. Il souhaite en effet représenter à l’écran les délires paranoïaques du mari (Marcel Prieur) en leur donnant un cachet visuel (et sonore) bien particulier, afin de mieux les distinguer de la « réalité ».

Romy Schneider dans les essais tournés pour « L’Enfer »
Avant de débuter le tournage à proprement parler, Clouzot se livre donc à de nombreux essais dédiés aux séquences en question. Il s’entoure pour cela de techniciens de haute volée et fait appel à des artistes pour la fabrication d’objets divers. Les images tournées dans ce cadre ont été retrouvées et constituent l’un des aspects les plus fascinants du documentaire de Serge Bromberg et Ruxendra Medrea.
L’équipe expérimente des effets de couleurs psychédéliques et des techniques complexes de distorsions d’images et de sons, pour lesquelles Clouzot consulte des spécialistes. Le résultat est parfois saisissant : les plans montrant une Romy Schneider provocante, une cigarette aux lèvres, possèdent un cachet esthétique indéniable (la beauté et la cinégénie de la comédienne n’y sont bien sûr pas pour rien). Les bandes sonores, qui devaient être utilisées pour retranscrire les pensées torturées du protagoniste (mots entrecoupés ; sons distordus), témoignent également d’une approche alors très moderne.
En visualisant les images résultant de ces expérimentations formelles, des producteurs américains issus de la prestigieuse compagnie Columbia Pictures, visiblement impressionnés, accordent à Clouzot un budget illimité. Une liberté qui, manifestement, est l’une des raisons de l’échec du projet…

Romy Schneider
Le documentaire nous plonge ensuite dans les méandres d’un tournage chaotique. Clouzot se donne pourtant tous les moyens de réaliser un film à la hauteur de son ambition : il réunit trois équipes de techniciens, toutes constituées de pointures du métier, tandis que le duo Reggiani-Schneider était naturellement des plus prometteurs. Malheureusement, le perfectionnisme et le désir acharné de Clouzot de réaliser une œuvre révolutionnaire – conjugués à l’absence de contraintes budgétaires – compliquent rapidement les choses.
S’il a, comme à son habitude, dessiné les plans au millimètre près en amont, le metteur en scène semble être plongé dans une recherche constante sur le tournage, tournant et retournant les mêmes scènes, se montrant odieux avec les comédiens et exigeant de ses techniciens un investissement total et de tous les instants (il les appelait au beau milieu de la nuit, les poussait à travailler le dimanche).
Sur les trois équipes techniques, deux s’avèrent le plus souvent inutiles car le réalisateur tient à rester avec la première pour préparer le plan. De plus, les expérimentations visuelles initiées en amont se prolongent sur le tournage ; ainsi, pour donner l’illusion d’un lac rouge sang (tel que le voit le protagoniste aveuglé de jalousie), on utilise un procédé d’inversion des couleurs, ce qui implique un maquillage et des vêtements aux teintes spécifiques (afin que malgré l’inversion, les autres éléments du plan conservent une couleur naturelle). Le résultat est frappant, mais tout cela demande beaucoup de temps…

Henri-Georges Clouzot et Romy Schneider sur le tournage de « L’Enfer »
D’inévitables tensions naissent entre le réalisateur et ses comédiens (qui ont également de fortes personnalités), et le tournage se termine définitivement lorsque Clouzot est victime d’un infarctus au cours d’une scène troublante entre Romy Schneider et une autre comédienne, tournée dans une barque. Entre temps, Reggiani avait déjà quitté le plateau, visiblement excédé par les méthodes du cinéaste.
Le documentaire réunit des scènes du film (en noir et blanc pour la « réalité » ; en couleurs pour les séquences fantasmagoriques) auxquelles on a associé une nouvelle bande sonore, l’originale ayant disparu (ainsi que différents témoignages sur le déroulement du tournage). Les passages du scénario interprétés par Jacques Gamblin et Bérénice Bejo, indépendamment du talent des deux comédiens, tombent un peu à plat, mais c’est un point de détail : L’Enfer, de Henri-Georges Clouzot est un remarquable témoignage sur le processus de création et la réalité d’un art (le cinéma) qui, obéissant fatalement à une logique de productivité (comme le souligne très bien Bernard Stora), rend totalement impossible un tournage tel que l’a mené Henri-Georges Clouzot sur ce film inachevé.
Dans une recherche perpétuelle et insatisfaite de la perfection, le réalisateur s’est avéré incapable de diriger une équipe. Un peintre ou un écrivain peuvent dans l’absolu passer des mois sur un tableau et un roman (sauf pression de l’éditeur, bien entendu), en suivant leur propre rythme ; un réalisateur doit en revanche composer avec des contraintes matérielles, organisationnelles et humaines évidentes. Le documentaire de Serge Bromberg et Ruxendra Medrea nous parle donc à la fois du pouvoir fascinant du cinéma comme de ses lourdes contraintes pour l’artiste.
C’est également un témoignage du talent, de la beauté, du magnétisme et de la sensualité extraordinaires de Romy Schneider, bouleversante dans chaque plan d’un film dont on ne peut désormais plus que rêver…
La version de Claude Chabrol
Claude Chabrol, un autre grand cinéaste, a réalisé sa propre version de L’Enfer, sortie sur les écrans en 1994, avec Emmanuelle Béart et François Cluzet dans les rôles principaux. Comme on pouvait logiquement s’y attendre, Chabrol a délaissé les expérimentations visuelles de Clouzot au profit de l’approche plus sobre et visuellement dépouillée propre à la majorité de ses films.
Le résultat est un thriller maîtrisé servi par d’excellents comédiens, que Chabrol a naturellement dédié à Henri-Georges Clouzot.
L'intérêt du documentaire L'Enfer, de Henri-Georges Clouzot est double : celui de nous plonger dans les méandres du projet inachevé de l'un des plus grands cinéastes français de son temps (projet singulier et esthétiquement ambitieux) ; et celui d'illustrer les réalités et contraintes propres à l'art cinématographique.
Un commentaire
Mais Clouzot acheva « L’Enfer »… avec « La Prisonnière », grand film SM aussi rouge que la passion. Un même érotisme s’y déploie, couplé à une sourde violence. Assurément, l’auteur du « Corbeau » s’orientait vers quelque chose de neuf et de radical, bien que la torture psychologique de sa compagne par Paul Meurisse dans « Les Diaboliques » annonce la couleur, ou plutôt sa recherche d’une couleur « névrotique », contemporaine des essais d’Antonioni (« Le Désert rouge » date de 1964).