Film de Stany Cambot
Pays : France
Année de sortie : 2020
Directeur photo : Philippe Bruault
Monteur : Bernard Sasia, assité d’Alexandre Desliens et de Misia Forlen
Mixage, musique : Philippe Hébrard
Avec : Michel Lescarbotte, Jean-Marc Talbot
L’avant-première de Blouma, documentaire-fiction de Stany Cambot tourné à Rouen, a été annulée, comme de nombreux autres événements de ce type en ces temps de pandémie. Son principal producteur, la société Échelle inconnue, a décidé de le mettre en ligne gratuitement.
Retour sur un film atypique, qui m’a interpellé et dont je recommande vivement la vision.
La critique
Objet filmique hybride, en ce sens qu’il s’agit d’un documentaire teinté de fiction (ou d’une fiction tournée comme un documentaire, c’est selon), Blouma nous fait suivre le parcours nocturne d’un authentique personnage de la vie rouennaise surnommé « Cacahuète », en référence à celles qu’il vendait dans les bars locaux, à la demande de son père, dès l’âge de 7 ans.
Cacahuète (de son vrai nom Michel Lescarbotte) vient du quartier Croix de Pierre, l’un des plus populaires de Rouen, qui a inspiré au peintre Monet l’une de ses toiles. C’est un enfant de la débrouille qui a croisé, au cours de son existence, de nombreux hommes et femmes parfois un peu comme lui, dont des forains et des manouches, mais aussi des commerçants, des patrons de bars et autres oiseaux de nuit.
Au début du film, nous apprenons que l’un de ses amis n’est plus de ce monde. Nono (c’est son nom) a laissé un journal, écrit dans plusieurs langues plus ou moins oubliées, du moins en voie de raréfaction – dont l’argot, le manouche, le louchébem (l’argot des bouchers), et tout un vaste lexique fleuri composé de mots empruntant notamment au romani et parfois à l’arabe.

Blouma alterne les scènes (situées dans un passé proche) montrant Nono racontant son existence mouvementée et celles où l’on suit Cacahuète arpentant, la nuit, les rues de Rouen, dans lesquelles il croise d’autres figures locales. Peu de personnages fictifs ici (bien que l’histoire du fameux journal soit un élément de fiction) mais pour l’essentiel des hommes qui, comme Cacahuète, existent bel et bien et que le réalisateur Stany Cambot n’a pas, de son propre aveu, cherché à diriger (en dehors, probablement, de quelques indications nécessaires).
Cet ancrage profond dans le réel n’empêche pas le film d’être un véritable objet de cinéma, qui n’évoque jamais un « banal » reportage télévisuel. Non seulement parce que la manière de filmer et le découpage contribuent à une expérience immersive, propice aux sensations et aux émotions ; mais aussi parce qu’il y a un véritable regard, une démarche, un point de vue.
À travers son exploration de la vie rouennaise, Blouma observe divers microcosmes formés d’individus qui se croisent ou ne se croisent pas – ou plus. Le film s’intéresse en particulier à des « groupes sociaux » qu’une bonne partie de la société tend à ignorer, et dont la culture, le mode de vie et le langage ont été tantôt bousculés, tantôt récupérés et caricaturés au fil des années. Certains personnages évoquent d’ailleurs, fugacement, des temps révolus, à l’image de ce forain expliquant comment la télévision s’est peu à peu substituée aux spectacles des rues.

Les mots (en verlan, argot, manouche, etc.) utilisés dans les dialogues, et dont s’affichent les définitions à l’écran (procédé audacieux mais plein de sens ici), sont tellement nombreux qu’il est impossible de les mémoriser tous. On cesse d’ailleurs rapidement de chercher à le faire – laissant, en quelques sortes, ces informations pleines d’histoire (un mot est évidemment le reflet d’une histoire) défiler à l’écran, sans pouvoir les retenir.
Il me semble que cette sensation est représentative du film dans son ensemble. Je peux me tromper bien entendu, mais j’ai le sentiment que Blouma est une œuvre qui honore la mémoire tout en se résignant, d’une certaine façon, à l’oubli. En d’autres termes, on perçoit ici à la fois le désir de se souvenir (de gens, de lieux, d’un langage), et la conscience qu’on ne peut pas lutter contre le passage du temps et les changements, bons ou mauvais, qu’il induit.
En cela, Blouma réussit quelque chose d’important : parler d’un univers bien spécifique, tout en touchant à l’universel.
Regarder Blouma
Le film est disponible via ce lien sur le site ArtiTube, qui utilise un logiciel vidéo (PeerTube) éthique, indépendant et sans pistage.
Échelle Inconnue indique les autres liens de visionnage sur cette page.
Autour du film
Voici des interviews de Stany Cambot, réalisateur de Blouma, et de Michel « Cacahuète » Lescarbotte, son principal interprète.
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