Film de Juliana Rojas et Marco Dutra
Année de sortie : 2012
Pays : Brésil
Titres alternatifs : Travailler fatigue (France), Hard Labour (USA)
Scénario : Juliana Rojas et Marco Dutra
Photographie : Matheus Rocha
Montage : Caetano Gotardo
Avec : Helena Albergaria, Marat Descartes, Naloana Lima, Marina Flores, Lilian Blanc, Gilda Nomacce, Thiago Carreira, Hugo Villavicenzio
Trabalhar Cansa (Travailler fatigue), sélectionné dans la catégorie Un certain regard du Festival de Cannes 2011, mêle habilement critique sociale et fantastique. Et révèle deux auteurs à suivre : Juliana Rojas et Marco Dutra.
Synopsis de Trabalhar Cansa
De nos jours, au Brésil. Helena (Helena Albergaria) visite un local commercial qu’elle souhaite louer afin d’ouvrir une épicerie. Le soir même, son mari Otávio (Marat Descartes) lui annonce qu’il a été licencié.
Helena monte malgré tout son affaire, et engage Paula (Naloana Lima), la nièce d’une amie, pour s’occuper de sa fille et entretenir la maison en son absence.
Mais Otávio a bien du mal à retrouver un emploi, et le démarrage de l’épicerie est plutôt laborieux. Pour ne rien arranger, d’étranges problèmes surviennent dans le local : une fuite dans le sol, une tâche d’humidité grandissante sur l’un des murs, une odeur étrange… Peu à peu, tous ces éléments font qu’une atmosphère pesante et stressante envahit la vie d’Helena et celle de ses proches…
Critique du film
Au cinéma comme en littérature, le fantastique est rarement aussi fascinant et intriguant que quand il est inséré par petites touches au sein d’un quotidien ordinaire. Il ressemble alors un peu à une fissure que l’on perçoit à peine, mais qui fait lentement frémir le reflet des apparences. Souvent, ce fantastique là vient traduire, symboliser un malaise bien réel. Un écrivain comme Julio Cortázar, par exemple, était un maître dans cet exercice. Au cinéma, on pourrait citer Roman Polanski, qui dans Le Locataire créé une atmosphère paranoïaque et fantastique pour exprimer le mal-être d’un homme timide d’origine polonaise, peu à son aise dans le Paris des années 70 ; ou encore les films d’Alain Jessua (Paradis pour tous ; Les Chiens) où se côtoient souvent, comme dans Trabahlar Cansa, critique sociale et fantastique réel. Un auteur comme Gilles Marchand (Qui a tué Bambi ? ; L’Autre monde ; Dans la forêt) aime également injecter une étrangeté subtile dans un contexte réaliste, pour un résultat souvent proche du conte initiatique.
Trabalhar Cansa (Travailler Fatigue), le premier long-métrage de Juliana Rojas et Marco Dutra, s’inscrit dans cette tradition du fantastique suggestif et métaphorique, en ce sens que les éléments étranges du récit sont avant tout le symbole de la réalité sociale – guère réjouissante – décrite par le film.
Celui-ci nous présente un marché du travail brésilien difficile, âpre, où la compétition entre les individus créé une pression très forte. Cette réalité est étayée par de nombreux dialogues et éléments du scénario : le licenciement d’Ottávio et ses difficultés à retrouver un emploi ; les entretiens professionnels à la limite de l’absurde, parasités par de douteux préceptes de communication et de management ; Helena disant à Paula qu’elle ne peut guère espérer un travail déclaré vue son inexpérience ; la frappante et accablante séance de coaching finale ; etc. Même d’infimes détails tendent à nous rappeler ce contexte éprouvant : ainsi quand Ottávio (qui a accepté un travail de télémarketing sans rémunération fixe à domicile) appelle un particulier pour lui vendre une assurance vie, il tombe sur quelqu’un qui a lui aussi perdu son emploi…
Trabalhar Cansa (Travailler fatigue) illustre les impacts négatifs de cette réalité économique oppressante sur les relations entre les personnes. Au fil des séquences, les visages des protagonistes reflètent de plus en plus la nervosité et l’épuisement que provoque chez eux la pression économique et sociale ambiante, à laquelle fait directement référence le titre – d’une lucidité universelle ! – du film.
L’étrange, le fantastique qui s’immisce peu à peu au sein de cette histoire simple et réaliste se présente comme le prolongement imagé du propos, son reflet difforme et stylisé. Dans cette lutte effrénée pour l’emploi, la survie, les individus s’épuisent et perdent une part de leur humanité, tout en se débattant dans un univers (celui du marché du travail, en particulier sous un régime capitaliste et libéral en pleine crise) tordu, malsain, bourbeux ; et la « chose » indéfinissable qui hante le local loué par Helena vient traduire cette idée motrice, au même titre que la séquence ultime de Trabalhar Cansa. La dimension inquiétante et extraordinaire du récit illustre donc intelligemment le discours social du film, comme elle traduit le point de vue humaniste de ses auteurs.
Le scénario, épuré, ne s’encombre d’aucun élément superflu, et la réalisation montre une égale sobriété. Faite essentiellement de longs plans fixes, souvent calmes et silencieux, elle contribue habilement à rendre plus pesant encore le contexte que nous décrit le film, véhiculant un sentiment d’angoisse et de désespoir larvé qui trouve brusquement, dans le hurlement qui clôt le métrage, sa pleine expression.
Un cri qui fait écho à bien des souffrances actuelles et qui synthétise parfaitement le propos de cette œuvre singulière et cohérente.
Bande-annonce de Trabalhar Cansa
Trabalhar Cansa est un bel exemple de ce que l'on appelle le fantastique réel
, en raison de son profond ancrage dans la réalité ; en l'occurrence, une réalité économique et sociale sur laquelle les auteurs du film posent un regard anxieux et lucide.
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