Film de Brian De Palma
Année de sortie : 2013
Pays : France, Allemagne
Scénario : Brian De Palma, d’après le film Crime d’amour, écrit par Alain Corneau et Natalie Carter
Photographie : José Luis Alcaine
Montage : François Gédigier
Musique : Pino Donaggio
Avec : Rachel McAdams, Noomi Rapace, Karoline Herfurth, Paul Anderson
Avec Passion, remake stylisé de l’ultime film d’Alain Corneau, Brian De Palma vogue plus que jamais à la frontière du beau et du grotesque. Le résultat, qui dépite ou fascine selon la sensibilité de chacun, est un film à la fois superficiel et séduisant qui condense la plupart des thèmes fétiches et des codes esthétiques du metteur en scène. Rachel McAdams, Noomi Rapace et Karoline Herfurth y sont superbement photographiées.
Synopsis de Passion
De nos jours, à Berlin. Une relation de travail fusionnelle et ambiguë lie Christine (Rachel McAdams), directrice d’une agence de publicité, et son assistante Isabelle (Noomi Rapace). La tension monte le jour où la première s’approprie ouvertement une idée de la seconde…
Critique et analyse du film
On pouvait légitimement se montrer surpris, voire dubitatif, au moment d’apprendre que Brian De Palma avait choisi, pour son nouveau long métrage, de tourner un remake de Crime d’amour, le dernier film du regretté Alain Corneau. En effet, et en dépit de l’indéniable talent de son metteur en scène (et de ses interprètes, à savoir Ludivine Sagnier et Kristin Scott Thomas), Crime d’amour est l’une des pièces les plus anecdotiques de la filmographie plus que respectable du réalisateur de Série Noire, de Nocturne indien, de Tous les matins du monde et du Choix des armes. Non pas que le sujet soit mauvais en soi — les jeux de pouvoir et de domination sont une source inépuisable d’inspiration, au cinéma comme en littérature — mais son traitement, trop caricatural et invraisemblable, fait de Crime d’amour un thriller bancal, que l’on suit sans déplaisir mais avec une relative indifférence.
Dans un deuxième temps, toutefois, on comprend ce qui a pu séduire Brian De Palma dans le scénario d’Alain Corneau et de Natalie Carter : des femmes belles et fortes, un suspense et des personnages (la brune et la blonde) potentiellement hitchcockiens, une touche d’érotisme et une perversité omniprésente.
Une relecture fantasmagorique et baroque du film original
Contrairement à Alain Corneau, qui filmait une intrigue tirée par les cheveux avec un visible souci de réalisme, Brian De Palma dynamite le récit en le poussant sans hésitation aucune dans l’univers grandiloquent et fantasmagorique qui lui est propre (on retrouve plusieurs de ses thèmes fétiches, tels que la séduction, la manipulation, les masques, le double). Passion est ainsi encore moins vraisemblable que Crime d’amour et on ne s’en étonnera pas, quand on sait que le réalisme est rarement le souci du réalisateur de Carrie, Body Double et Blow Out.
De Palma aime l’excès, le grand guignol. Son cinéma a quelque chose d’opératique, à l’image de Sean Connery agonisant sur Vesti La Giubba dans Les Incorruptibles (dans Passion, le split screen rythmé par la musique de Claude Debussy s’inscrit dans cette même veine lyrique) ; il valse souvent entre le kitch et le sublime, le tragique et le grotesque, le chef d’œuvre et la série B (cette expression n’ayant ici pas la moindre connotation méprisante) — genre auquel Body Double rend d’ailleurs un hommage explicite.
L’équilibre entre ces composantes à la fois antinomiques et souvent intimement liées est ici bien plus fragile que dans les meilleurs longs métrages de De Palma, et c’est très certainement la raison pour laquelle Passion est totalement raté pour les uns, magistral pour les autres. Des points de vue tous deux défendables, encore que l’on peut leur préférer une position plus mesurée.
Le scénario de Passion est, davantage encore que son modèle, cousu de fils blancs : on ne croit pas à la majeure partie des péripéties et les réactions des personnages sont le plus souvent improbables, sans compter que l’on est plutôt indifférent à leur sort. Mais d’un autre côté, la relative faiblesse du contenu fait que l’on porte davantage son attention sur ce qui semble ici être l’essentiel : la forme. C’est en effet dans ses artifices qu’il faut chercher la substance de cette « passion » filmée par Brian De Palma. À l’image de Rachel McAdams passant du rouge à lèvres sur la bouche de Noomi Rapace, le réalisateur a maquillé l’histoire d’une telle manière que ses enjeux initiaux semblent avoir été relégués à un second plan.
Un rêve peuplé de références, à la fois kitsch et séduisant
Éclairés par José Luis Alcaine, remarquable chef opérateur qui a travaillé avec (entre autres) Pedro Almodóvar, les visages de Rachel McAdams, de Noomi Rapace et de Karoline Herfurth sont d’une cinégénie fascinante. D’ailleurs, la moindre scène devient rapidement un prétexte pour faire du cinéma au sens le plus pur et spectaculaire du terme : un simple entretien dans un bureau est éclairé comme un film d’épouvante. Passion évoque ainsi un rêve (un réalisateur envisage chaque séquence comme un rêve possible
, a récemment déclaré De Palma dans une interview donnée à L’Express) peuplé d’objets de cinéma, de références et de perspectives cinématographiques (comme ce plan, volontairement très cliché, sur un escalier dans la dernière scène du film). On n’est pas à Berlin, mais dans un musée De Palma
, a d’ailleurs écrit, très justement, l’auteur de la critique des Inrockuptibles.
Avec ce film, De Palma fait songer à un magicien qui mettrait un lapin dans son chapeau devant son public avant d’exécuter son numéro, en ce sens que ses procédés sont largement visibles. D’ordinaire, ce phénomène tend à désamorcer l’effet recherché mais ici, la manière compte davantage que l’intention, tout comme la beauté l’emporte sur la psychologie.
La relative superficialité du film est à la fois sa faiblesse et sa force. Flottant entre le dérisoire et le fascinant (tout art est parfaitement inutile
, disait un certain), Passion ressemble au personnage de Christine, incarné par Rachel McAdams ; comme elle, le film est double, roublard, séducteur, menteur, sincère, artificiel, mystérieux. De Palma partage également avec Christine un goût assumé de l’emprunt, de l’outrance et de la manipulation.
Le film évoque ainsi une manœuvre de séduction un peu grossière qui finirait néanmoins par atteindre son but, soutenue par la partition envoutante de Pino Donaggio, compositeur fétiche de Brian De Palma. Sous cet angle, on observe Passion avec un sourire à la fois moqueur et conquis. Il faut être un sacré équilibriste pour réussir ce genre de tour, et la caméra de De Palma l’exécute avec une telle virtuosité et un tel amour du cinéma qu’elle y parvient — même lorsqu’elle brasse, pour l’essentiel, du vide.
La preuve : en sortant de la salle obscure, on est tenté de percevoir dans les moindres détails de l’environnement une sorte de dimension cinématographique, un peu comme dans ces moments de confusion entre rêve et réalité qui font parfois suite au réveil. Rien que pour ces brèves secondes de « vertigo », et pour la beauté de ses incarnations féminines, la Passion de Brian De Palma mérite bien qu’on s’y attarde, quelles que soient les réserves qu’elle peut susciter.
À propos de l’équipe du film
Le casting de Passion
Les femmes sont à l’honneur dans Passion, qui ne compte aucun rôle masculin vraiment important. La caméra de De Palma tourne lascivement autour d’un trio d’actrices composé de la canadienne Rachel McAdams, de la suédoise Noomi Rapace et de l’allemande Karoline Herfurth.
Parmi les récents rôles importants de Rachel McAdams figure celui de la fiancée d’Owen Wilson dans le charmant Midnight in Paris (2011), de Woody Allen (Crimes et délits, Le Rêve de Cassandre). On la retrouve également au générique du premier Sherlock Holmes (2009) tourné par Guy Ritchie. On la reverra très bientôt sur les écrans, puisqu’elle donne la réplique à Ben Affleck et à Rachel Weisz dans le nouveau film de Terrence Malick, A la merveille, dont la sortie est prévue courant 2013. Dans Passion, elle exprime parfaitement le charme vénéneux et l’ambiguïté que son personnage exigeait.
La carrière de Noomi Rapace a pris son envol (même si elle avait déjà tourné dans plusieurs films, dont le très noir Daisy Diamond) avec son rôle, remarquablement bien interprété, de punkette geek dans Millenium (la version suédoise). Son talent est l’un des seuls atouts de Prometheus, de Ridley Scott (Les Duellistes, Alien), où elle se montre très convaincante malgré un scénario médiocre et truffé d’incohérences.
Enfin, la jolie Karoline Herfurth incarne dans Passion Dani, l’assistante d’Isabelle, un personnage créé par De Palma puisque totalement absent du film d’Alain Corneau. Dans un rôle rendu délicat par une écriture très fantaisiste (le comportement de Dani, vers la fin du film, est franchement peu crédible), l’actrice parvient à rester juste, et il faut espérer que sa présence dans un film aussi médiatisé servira la suite d’une carrière déjà assez riche (elle tient d’ailleurs un second rôle dans The Reader, de Stephen Daldry).
Le directeur photo et le monteur du film
Côté technique, Brian De Palma s’est très bien entouré sur ce film. Pour la photographie, il cherchait quelqu’un qui excelle dans l’art d’éclairer les femmes et c’est donc assez logiquement qu’il a fait appel à José Luis Alcaine, le chef opérateur fétiche de Pedro Almodóvar (dont on connait la passion pour les femmes, très souvent au centre de ses films où elles rivalisent de beauté et de force de caractère).
Alcaine fait un travail remarquable sur Passion, remarquable et particulièrement essentiel puisque les principales qualités du film sont purement esthétiques. La beauté des trois actrices est magnifiée par sa lumière tandis qu’il parvient dans plusieurs séquences à créer une atmosphère à la lisière du fantastique, totalement en phase avec la dimension onirique du film. Alcaine a bien sûr travaillé sur de nombreux longs métrages outre ceux d’Almodóvar, parmi lesquels Dancer Upstairs (2002), un très beau film de John Malkovich avec Javier Bardem.
Le montage de Passion est l’œuvre du français François Gédigier, dont la filmographie est également impressionnante. Fidèle collaborateur de Patrice Chéreau depuis La Reine Margot (1994), Gédigier a signé, avec Molly Marlene Stensgaard, le montage de Dancer in the Dark (2000), de Lars Von Trier, ce qui n’a pas dû être une mince affaire. Il a également travaillé, entre autres, avec Arnaud Desplechin, Agnès Jaoui et Dominik Moll. Récemment, il a monté Sur la route, l’adaptation du célèbre roman éponyme de Jack Kerouac. Il serait intéressant d’avoir son retour sur le montage de Passion, qui a probablement dû présenter des difficultés techniques bien particulières, notamment pour la séquence du split screen.
Interview de Brian De Palma
Brian De Palma: « Un réalisateur envisage chaque séquence comme un rêve possible » (interview du réalisateur sur le site de L’Express)
Avec ses grosses ficelles d'écriture et de mise en scène, Passion est à la fois une caricature du cinéma de Brian De Palma et une synthèse fascinante de ses fantasmes de réalisateur, que ses détracteurs — et même certains de ses amateurs — rejetteront sans doute en bloc. Mais d'autres seront séduits par les images saisissantes et ultra-référentielles que le réalisateur nous propose ici, avec sa générosité habituelle et la précieuse complicité de José Luis Alcaine.
9 commentaires
Pas vraiment convaincu. Malgré quelques plans réussis et une véritable volonté de perdre le spectateur dans les dédales de la culpabilité, De Palma n’arrive pas à renouveler le genre et s’égare dans une histoire assez banale et superficielle. Ma critique : http://tedsifflera3fois.com/2013/03/28/passion-critique/
Tout à fait d’accord sur le superficiel, un terme que j’utilise d’ailleurs dans la critique. Après j’ai vu cette superficialité, peut-être à tort, comme un parti pris, ou en tous cas comme faisant partie du cachet du film. Pour moi « Passion » a un côté séduisant et vain qui contribue à son charme. Mais c’est là aussi que résident ses limites, d’un autre point de vue.
Encore un film raté de De Palma. Scénario indigent, acteurs pénibles (Et encore un clin d’œil a Hitchcock, l’escalier en spirale de Vertigo.)
C’est malheureusement le cas chez pas mal de films de ce réalisateur. Tout dans l’esthétique chic et toc. A l’image de notre époque. Quand au scénario…
En fait j’ai un rapport particulier avec ce film. Je suis d’accord avec tous les points négatifs qu’on peut lister à son sujet, y compris ceux que tu mets en avant, mais il n’en reste pas moins qu’il m’a quand même séduit par certains égards… Cette esthétique chic et toc, comme tu dis, soit tu la condamnes pour son côté hyper superficiel, voire vulgaire, soit tu la trouves attachante pour les mêmes raisons, en quelques sortes !
De mon point de vue les perles de De Palma resteront « Blow Out », « Carrie » et « Body Double », mais je sais que tu ne les portes pas non plus dans ton cœur…
Ah oui, j’ai oublié!
Le split screen. On est très loin de l’étrangleur de Boston ou de l’affaire Tomas Crown.
Bonjour Bertrand
Je suis d’accord sur Blow out, qui n’est rien que le pendant de Blow up
d’Antonioni… Ma préférence reste Carlito’s Way avec un Sean Penn bien cintré. Je te conseille Stoker de Park Chan-wook (Old Boy) Entre Horreur et perversion comme tu aimes je crois.
« Old Boy » j’ai bien aimé, en revanche « Stoker » pas du tout… J’ai trouvé que c’était mal écrit, on ne croit pas aux persos, aux situations, aux réactions… Sur une trame similaire, et pour citer aussi Hitchcock, je préfère « L’Ombre d’un doute » ! Par contre tu as vu « Mud » ? Beau film.
L’Ombre d’un doute est un excellent film en effet.
Et non, pas vu Mud. Les critiques sont bonnes sur ce film. Et pourtant Matthew McConaughey quel navets il a fait!
Jeff Nichols a aussi réalisé Shotgun Stories et Take Shelter deux très bon films avec l’inquiétant Michael Shannon.
« L’Impasse »
Les premières secondes annoncent et disqualifient d’emblée le calvaire à venir : après un placement de produit pour Apple, avant Panasonic et Coca-Cola lors d’une cascade à l’intérieur d’un parking, sur un motif drolatique de Donaggio (écho du Prokofiev de Pierre et le loup ou du Herrmann de « Mais qui a tué Harry ? ») et dans une lumière eugéniste, deux nanas aussi grises que leur ordinateur portable se moquent d’un projet de publicité pour un smartphone : « C’est nul… C’est horrible » – en effet, ce que vont confirmer quatre-vingt-seize longues minutes. Que faire sinon chercher des indices à défaut d’une explication, tant ce naufrage intégral, comme n’importe quel suicide, garde une part de mystère ?
Vous n’en croirez pas vos yeux, assurément. Que les adeptes tardifs, tout frémissants de leur zèle de nouveaux convertis, fassent l’éloge d’un « imaginaire érotique » ou d’une « maîtrise formaliste ». Même de flagrants ratages comme « L’Esprit de Caïn », « Femme fatale » et « Le Dahlia noir » comportaient une scène mémorable. Ici ne demeure qu’un vide sidéral et sidérant. Cinq ans après l’échec commercial, le dernier d’une longue suite, de « Redacted », faramineux portrait d’une guerre, d’une certaine virilité, du monde contemporain dans sa toile d’images virales, voici un opuscule qui usurpe jusqu’à son beau titre citant Godard et sur lequel s’achevait « La Mauvaise éducation », vrai chant funèbre passionné. Presque entièrement filmée en champs/contre-champs, parfaitement calibrée pour la télévision française qui la produit, cette… chose possède l’érotisme et la violence d’un poisson mort. De désir, de folie, de beauté, pas un seul gramme en ces ruines, rien qu’une immense fatigue et le sentiment d’un affreux gâchis : imaginez un pianiste virtuose aux mains écrasées réduit à jouer avec deux doigts.
Qu’une œuvre aussi brillante, lyrique et politique engendre un tel avorton interpelle. Qu’un cinéaste aussi lucide et maniériste s’abaisse à enquiller des autocitations pour essayer vainement d’animer d’insipides pantins tout droit sortis d’une dramatique télévisée allemande – voitures de « polizei » comprises – ne peut laisser indifférent. On sait que Ravel (déjà singé par le pauvre Sakamoto lors d’un précédent baiser entre femmes) admirait « L’Après-midi d’un faune », une musique « sans ficelles » aussi révolutionnaire que le « Tristan und Isolde » de Wagner. Une étude mériterait de traiter l’évolution musicale du réalisateur, autrefois opératique, de Gounod (« Phantom of the Paradise ») à Leoncavallo (« Les Incorruptibles ») et désormais acquis à l’impressionnisme français, chorégraphié de surcroît par Jerome Robbins lors d’un stérile split screen ; notons encore que le policier de service s’appelle Bach… Mais à quoi bon ? S’impose une vérité qu’il faut se résoudre à regarder en face comme on s’inflige cette douloureuse éclipse, et qui excède le cas De Palma.
Cinquante ans plus tôt, un certain Alfred Hitchcock, secondé par l’excellent scénariste Ernest Lehman, racontait une fable morale sur un publicitaire jeté dans une fiction sentimentale d’espionnage pour combattre la vacuité présente au sein même de son patronyme. Roger O. Thornhill devait sauver sa peau et son amour avec « La Mort aux trousses ». Il y gagnait son humanité de personnage, devenant un homme courageux et amoureux quittant enfin le giron de sa mère. Ce faux remake d’un Corneau orientaliste voudrait bien utiliser un point de départ identique, mais dans une variation inversée sur le thème du faux coupable. La criminelle Isabelle convoque d’ailleurs le fantôme de Montgomery Clift dans La « Loi du silence » quand elle affirme « I Confess ». La morale confirme in fine l’ancrage catholique de la filmographie : la meurtrière se condamne à cauchemarder en boucle ses meurtres dans une compulsion narrative.
À fixer l’abîme, on court le risque qu’il ne vous fixe en retour. Ce film, le pire de son auteur avec le sinistre « Mafia Salad » [sic], démontre l’adage nietzschéen – cette topographie d’un univers des apparences, de la séduction facile, des jeux de domination se retrouve contaminée par l’indigence, le statisme, l’absence de tout enjeu humain et esthétique. La blonde petite-fille du Docteur Mabuse peut contrôler toutes les caméras de son terrain de jeu, et la rousse idolâtre enamourée révéler à sa déesse ses propres crimes, on se fiche royalement de ce recyclage de figures et de schémas anémiés. Et l’on ne doit guère compter sur la vulgarité roborative de « Body Double » pour nous réveiller, seulement se contenter d’un gode-ceinture carmin et d’une « ass-cam » ridicule, qui inciterait à prendre le film comme une mauvaise blague (mais le réalisateur le range dans la catégorie « bon suspense »). Ressassement, truismes, essoufflement généralisé, bichromie bleue et blanche d’hôpital, coups de théâtre indignes d’un aspirant dramaturge, disparition du point de vue : nous bornerons ici l’énumération des tares qui donnent à cette critique sa vraie dimension de faire-part nécrologique et de crève-cœur.
Les histoires d’amour finissent mal, dans une cristallisation stendhalienne à l’envers. Tout ce qui auparavant nous touchait, nous exaltait, nous rendait plus conscients de nous-mêmes et du monde, de toutes les images de ce monde, prend fin aujourd’hui. Malgré quelques braises asiatiques, le cinéma se meurt, le cinéma trépasse, dissout dans le magma numérique où chacun (se) filme. Un mot unique ne désigne plus la même chose : le film ne renvoie plus à une ouverture, à une intériorité, à une pensée. Il se réduit à un solipsisme narcissique, à une mise en ligne communautaire et tribale. Si le cinéma détient un avenir, il passera certainement par les sous-genres de l’horreur et de la pornographie qui osent se coltiner encore l’unique réalité – notre corps. Dans un monde où le capitalisme réussit l’exploit de commercialiser le virtuel, instaurant une économie matérialiste basée sur la disparition de l’humain, de sa matérialité, la nécessité de reconquérir son corps pour à nouveau pouvoir rêver s’impose. Le cinéma doit servir à cela, ou s’éteindre définitivement. Grand conteur et grand styliste, Brian De Palma ne devra son salut qu’à la colère et au passage des frontières de son propre univers, sous peine de reprendre à son compte le titre du film de Nanni Moretti, « Je suis un autarcique » ou de radoter à la façon du dernier Fellini. Comme à un père gravement malade, que nous n’épargnons pas par respect, admiration et reconnaissance, nous ne pouvons que lui souhaiter de vite recouvrer son œil et son cœur, sa dangereuse séduction et sa voix de maître.