Film d’Alain Corneau
Année de sortie : 1989
Pays : France
Scénario : Alain Corneau et Louis Gardel, d’après le roman Nocturne indien, d’Antonio Tabucchi
Photographie : Yves Angelo
Montage : Thierry Derocles
Avec : Jean-Hugues Anglade, T.P. Jain, Otto Tausig, Iftekhar, Clémentine Célarié, Dipti Dave, Ratna Bhooshan
Ça c’est vraiment passé, ou c’est du cinéma ?
Avec Nocturne indien, Alain Corneau signe une belle variation sur la thématique du voyage initiatique. L’un des meilleurs rôles de Jean-Hugues Anglade.
Synopsis du film
À Bombay, dans les années 80. Un français spécialisé dans l’analyse des documents d’archive part à la recherche d’un ami d’enfance, mystérieusement disparu. Mais ce voyage, le premier qu’il fait en Inde, s’avère bien vite déroutant pour le jeune homme…
Critique de Nocturne indien
Si l’on excepte son tout premier long métrage (France société anonyme, appartenant au registre de la science-fiction) et Fort Saganne (1984), un film historique, le cinéma d’Alain Corneau avait, jusqu’à la fin des années 80, été principalement marqué par le film noir. On citera notamment Police Python 357 (1976), le tragique Série Noire (1979) – dans lequel Patrick Dewaere livra l’une des compositions les plus mémorables de sa carrière – et l’implacable Choix des armes (1981). On compte parmi les références de ce brillant metteur en scène – disparu en 2010 – aussi bien Don Siegel (Corneau avait été entre autres frappé par Les Proies, avec Clint Eastwood, mais aussi Tuez Charley Varrick) que Jean-Pierre Melville (notons que Corneau réalisa vers la fin de sa carrière un remake de l’un de ses films, à savoir Le Deuxième souffle).
Nocturne indien n’appartient pas au registre du cinéma noir, pas plus que le film qui lui succédera d’ailleurs (Tous les matins du monde). Le scénario, co-écrit avec Louis Gardel – romancier et scénariste avec lequel Corneau avait déjà travaillé sur Fort Saganne -, est basé sur un roman de l’écrivain italien Antonio Tabucchi, à qui l’on doit de nombreux livres mais également la traduction (en italien) des écrits de Fernando Pessoa, un célèbre poète portugais auquel il est fait explicitement référence dans Nocturne indien.
Le tournage du film eut bien évidemment lieu en Inde – quoique le « bien évidemment » est discutable si l’on songe au majestueux Narcisse noir, dont l’action se déroule également en Inde mais qui a été tourné dans des studios britanniques. L’unité de lieu (l’essentiel de l’action se déroule dans un couvent près de l’Himalaya) propre au film de Michael Powell et Emeric Pressburger permettait plus facilement (quoique le terme soit impropre) cette stupéfiante audace formelle. Or Nocturne indien est un film qui bouge, un film où l’on se déplace ; d’ailleurs, comme soulignant cette notion de mouvement, les chapitres qui structurent le récit sont purement et simplement les noms des lieux que visite le protagoniste incarné par Jean-Hugues Anglade. Un choix judicieux : ce sont bel et bien ces lieux, et la manière dont le personnage les perçoit, qui définissent peu à peu l’évolution non pas seulement géographique mais intérieure de ce voyageur égaré, archétype – à certains égards – du touriste occidental déstabilisé par l’Inde ; plus précisément par sa misère, sa beauté, sa culture, ses croyances, etc.
Tourner à l’étranger ne signifie pas toujours une collaboration étroite avec la population locale. Or Alain Corneau et son équipe ont eu l’intelligence de faire appel à de très nombreux comédiens indiens, dont plusieurs livrent d’ailleurs d’excellentes prestations. De ce respectable parti pris est né un climat de confiance, qui a permis non seulement à la production de contourner plus facilement des problèmes de censure, mais aussi de filmer dans des lieux où il n’était pas forcément évident de faire entrer une caméra. Il en résulte une facture authentique évidente, qui contribue grandement à faire de Nocturne indien une expérience particulièrement immersive.
Le film – et le roman dont il est tiré – utilise un ressort relativement classique en littérature et au cinéma : un personnage part à la recherche d’un autre, mais au fil des séquences se substitue à cet objectif initial très concret un tout autre enjeu, plus abstrait.
En effet, le parcours du personnage est l’exemple même d’un périple initiatique, d’une quête identitaire, qu’Antonio Tabucchi a truffé de références culturelles et littéraires ; références qui d’ailleurs soulignent chacune le sens de l’histoire. Ainsi le mystérieux voyageur croisé dans un train (interprété par l’acteur et metteur en scène autrichien Otto Tausig) se fait appeler Peter Schlemihl, clin d’œil explicite (comme le souligne lui-même le héros de Nocturne indien) à L’Étrange histoire de Peter Schlemihl, un récit fantastique allemand publié au début du 19ème siècle. Dans ce récit, le dit Peter Schlemihl perd son ombre suite à un pacte avec le diable – parallèle évident (outre le pacte avec le démon) avec la situation du protagoniste de Nocturne indien, qui se cherche lui-même au cours de son déroutant voyage. D’ailleurs, pendant le générique de fin, Jean-Hugues Anglade est l’unique comédien à qui n’est associé aucun nom de personnage…
Dans une autre scène, le professeur de théosophie joué par l’acteur indien Iftekhar cite le poète portugais Fernando Pessoa : Nous avons tous deux vies : la vraie, celle que nous avons rêvée dans notre enfance, et que nous continuons à rêver, adultes, sur un fond de brouillard ; la fausse, celle que nous vivons dans nos rapports avec les autres, qui est la pratique, l’utile, celle où l’on finit par nous mettre au cercueil
. C’est un peu cette « vraie vie » que cherche, sans vraiment le savoir, le héros de Nocturne indien ; une vie synonyme de liberté, de fantaisie et de mystère. Ça c’est vraiment passé, ou c’est du cinéma ?
, s’interroge d’ailleurs la jolie photographe française interprétée par Clémentine Célarié dans une scène clé du film.
La caméra d’Alain Corneau s’attarde volontairement sur chaque lieu, chaque visage, parce qu’ils sont des éléments fondamentaux de l’histoire. La très belle photographie d’Yves Angelo (qui signera également celle de Tous les matins du monde, et de plusieurs autres films d’Alain Corneau par la suite) apporte à ces longs plans un cachet esthétique précieux, une atmosphère envoutante, grâce auquel le rythme assez lent du film fonctionne sur la durée.
Quant à Jean-Hugues Anglade, encore auréolé du sulfureux succès de 37°2 le matin (1986), il exprime les différentes étapes de ce voyage énigmatique, émotionnel et éminemment cinématographique avec une sincérité palpable. C’était pour lui aussi – peut-être – un premier séjour indien ?
Nocturne indien est un beau récit initiatique, doublé d'un hommage délicat, jamais pompeux, à la beauté, au voyage, à la poésie et à la liberté ; et au cinéma, bien sûr...
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