Film de John Cassavetes
Titre original : The Killing of a Chinese Bookie
Année de sortie : 1978
Pays : États-Unis
Scénario : John Cassavetes
Photographie : Al Ruban et Mitch Breit
Montage : Tom Cornwell
Musique : Bo Harwood
Avec : Ben Gazzara, Morgan Woodward, Timothy Agoglia Carey, Seymour Cassel.
Cosmo Vitelli: I got the world by the balls.
A girl: You think so?
Cosmo Vitelli: That’s right, I’m great.
Avec Meurtre d’un bookmaker chinois, John Cassavetes explore l’univers du film noir à sa manière, en ce sens que son goût pour l’émotion, la spontanéité et l’humanité des personnages l’emporte sur les conventions du genre. Le résultat est une œuvre authentique et personnelle, à l’image des autres films de l’auteur d’Une Femme sous influence.
Synopsis de Meurtre d’un bookmaker chinois
Cosmo Vitelli (Ben Gazzara) dirige une boite de striptease à Los Angeles. Il adore son métier et les filles qui travaillent pour lui.
Un soir, il perd plus de 20 000 dollars aux jeux. La mafia lui propose d’éponger sa dette en assassinant un bookmaker chinois embarrassant…
Critique du film
Je laisse les belles images et les effets spéciaux à Fellini, Bergman et Truffaut. Bien entendu je les admire, mais j’ai envie de vomir quand un cinéaste me dit :
J’ai réussi un plan magnifique aujourd’hui.
John Cassavetes
Comme tous les genres cinématographiques, le film noir a été abordé de bien des manières différentes, selon la personnalité et le style des réalisateurs mais aussi, bien entendu, selon les époques. Nul ne s’étonnera que John Cassavetes, un auteur farouchement indépendant et qui n’a jamais donné dans le compromis artistique, ait livré, avec Meurtre d’un bookmaker chinois, une œuvre singulière qui s’affranchit des standards du genre, au risque de dérouter les spectateurs qui, à la lecture du pitch, s’attendraient à un polar plus ou moins conventionnel.
Cassavetes s’intéresse avant tout à ses acteurs et bien entendu aux personnages qu’ils incarnent ; sa caméra – à l’épaule, comme dans tous ses films – cherche ainsi davantage à saisir des moments de vie et à rendre compte du quotidien et de la personnalité des êtres qu’à créer des effets dramatiques ou esthétiques. C’est un cinéma fait de moments qui s’étirent, qui refuse le spectaculaire et la dramatisation – ingrédients dont la scène du meurtre est d’ailleurs totalement dépourvue.
Le personnage principal, superbement incarné par Ben Gazzara – grand ami de Cassavetes -, n’a rien d’un héros. Fier, orgueilleux, vaniteux, Cosmo Vitelli est aussi touchant et, tout simplement, crédible et humain. Son night-club représente tout pour lui et il adore les femmes qui y travaillent (sentiment d’ailleurs réciproque) ; un attachement auquel le passé du personnage (en résumé, une enfance pauvre, une mère infidèle et un père loser) donne un sens palpable. Le film rend très bien compte de la relation parfois pathétique, toujours viscérale que Cosmo entretient avec son activité, comme par exemple dans cette séquence significative où, alors qu’il attend le taxi supposé le conduire jusqu’à la propriété du bookmaker, Cosmo appelle son night-club et demande au serveur de lui décrire le show en cours ; ici, la façon dont le personnage, confronté à une situation dramatique, se réfugie dans son quotidien est à la fois saisissante, émouvante et dérisoire, et on sent clairement que Cassavetes est davantage soucieux de retranscrire les réactions et les émotions de Cosmo que d’entretenir une quelconque forme de suspense, même lorsque le contexte le permettrait aisément.
Le traitement des personnages secondaires témoigne d’une attention égale – de chacun d’entre eux émanent cette crédibilité et cette vérité si chères au réalisateur : les stripteaseuses ; la mère de la danseuse noire ; Mr Sophistication, homme complexé et étrange qui anime les spectacles ; le mafioso scrupuleux qui évoque son père et disparait avant la confrontation entre les gangsters et Cosmo, brusquement saisi par un dilemme moral inattendu ; jusqu’au bookmaker chinois qui a ces mots énigmatiques avant d’être abattu : I feel bad, I’m so sorry
. Même un personnage qui apparait quelques instants à l’écran se voit ainsi doté, à travers l’émotion – fut-elle mystérieuse et fugace – qu’il exprime, de cette humanité qui, en simplifiant, est le sujet principal des films de Cassavetes ([…] jamais je ne ferai de film qui parle d’autre chose que des hommes et des femmes
, confia-t-il un jour).
Beau film dont Abel Ferrara s'est sans doute souvenu en tournant Go Go Tales (2007), Meurtre d'un bookmaker chinois fait à certains égards songer au remarquable Police que Maurice Pialat réalisera 7 années plus tard. Ces longs métrages traduisent une volonté commune chez leurs metteurs en scène respectifs : quand ils tournaient un film, policier ou non, ils nous montraient avant tout des êtres humains, et semblaient davantage préoccupés par l'authenticité de leurs gestes, de leurs expressions, de leur environnement et de leur histoire que par toute autre chose.
Un commentaire
À relier à « Gloria », antithèse féminine et lyrique dans le cadre du film noir. Vitelli va probablement mourir, tandis que Gloria ressuscite, peut-être. Cassavetes lança le développement participatif à la production d’un film bien avant Internet, avec une annonce radio où il faisait part de son envie de parler des « vrais gens » (lire les ouvrages de Jousse sur ce grand réalisateur/acteur qui sut magnifiquement filmer les visages, autant que Dreyer).