Film de Nicolas Pariser
Année de sortie : 2015
Pays : France
Scénario : Nicolas Pariser
Photographie : Sébastien Buchmann
Montage : Léa Masson
Musique : Benoît de Villeneuve et Benjamin Morando
Avec : Melvil Poupaud, André Dussollier, Clémence Poésy, Sophie Cattani
Joseph Paskin : L’espace public n’existe pas. Ce sont des gens comme moi qui le fabriquons.
Le Grand jeu est un thriller politique élégant et d’une grande intelligence, très éloigné des poncifs du genre.
Synopsis du film
De nos jours, à Paris. Pierre Blum (Melvil Poupaud), la quarantaine, n’a pas fait grand chose depuis son premier roman, sorti des années plus tôt, et a du mal à joindre les deux bouts. Un soir, tandis qu’il assiste au mariage de son ex-femme Caroline (Sophie Cattani), il fait la rencontre de Joseph Paskin (André Dussollier), un mystérieux personnage qui opère dans un réseau d’influence politique.
Quelques temps plus tard, Paskin recontacte Pierre et lui propose un marché : écrire, sous couvert d’anonymat, un livre d’appel à l’insurrection. Pierre réalise vite que leur rencontre n’avait rien de fortuite mais, parce qu’il a besoin d’argent, accepte la proposition. Les choses vont alors prendre un cours inattendu – et dangereux…
Critique de Le Grand jeu
Laura Haydon : Tu te satisfais très bien de toi, même de tes échecs. Tu n’es pas antipathique, on a l’impression que tu es à côté de la vie.
Si plusieurs cinéastes américains (entre autres), d’Otto Preminger à Alan J. Pakula en passant par John Frankenheimer, ont donné ses lettres de noblesse au genre, le thriller politique n’est pas toujours, loin s’en faut, abordé avec la finesse que lui accordaient les auteurs précités. Nombreux sont en effet les films qui ne proposent pas grand chose d’autre qu’une illustration caricaturale des arcanes du pouvoir et de l’opacité du milieu, à grands renforts de récits extrêmement codifiés.
Celui imaginé par Nicolas Pariser pour Le Grand jeu se démarque nettement de ces déclinaisons répétitives, pour bien des raisons mais avant tout parce qu’il met en scène des personnages consistants et relativement complexes ; des personnages qui ont une histoire, un passé que par petites touches – sans jamais recourir à la technique parfois laborieuse du flashback – le film nous fait parfaitement ressentir, et qui (ce passé) donne une perspective bien particulière aux événements décrits.
Une réflexion tout en nuances sur le thème de l’engagement politique
Le héros incarné par Melvil Poupaud est passionnant tant par sa propre singularité que dans sa manière de refléter un phénomène plus vaste, en partie générationnel ; en témoigne, quant à ce dernier point, cette réplique significative : nos parents peuvent encore dire les années 60 ou 70 et partager un souvenir commun ; moi, je ne peux pas dire les années 90 ou 2000, ça n’aurait aucun sens ; les années 90 ou 2000, je ne les partage avec personne
(ce n’est pas tout à fait la même chose, mais cela peut faire songer à une réflexion qu’Alan Moore a livrée récemment sur Arte, à savoir que les années 90 ont pratiquement marqué la fin des contre-cultures).
C’est notamment à travers le personnage de Pierre (pas uniquement, mais en grande partie) que s’articule le propos d’un film qui, au-delà de la peinture classique (mais exécutée ici avec beaucoup d’élégance et sans surenchère) d’un pouvoir cynique et manipulateur, livre une réflexion sur le rapport que le citoyen entretient avec ce système, et s’interroge plus particulièrement sur l’engagement. Un engagement (à gauche, tendance anarchiste) à l’égard duquel Pierre Blum témoigne d’une position complexe, caractérisée entre autres par une distance indéniable (en somme, l’ambition de changer le monde n’avait abouti qu’à la naissance d’un sous-genre littéraire
, écrit-il sans son roman).
Blum est un beau personnage, à la fois crédible et éminemment romanesque dont Le Grand jeu illustre les postures, les doutes, les questionnements et l’évolution avec un grand sens de la nuance. D’ailleurs, « nuances » est le maître mot ici : nul personnage n’est d’un bloc ; même celui qu’interprète (avec son brio habituel) André Dussollier ne se réduit pas à ce qu’il représente (le vieux briscard de la politique, qui opère dans l’ombre). Nicolas Pariser ne force jamais le trait, quitte à prendre à rebours les attentes des spectateurs ; par exemple, on nous parle beaucoup d’un fameux « Louis » (François Orsoni) mais ses retrouvailles avec Pierre sont totalement dénuées de la moindre tension dramatique. En somme, tout ici est soigneusement pesé, et seul ce qui sert la qualité du récit et le sens de l’histoire est présent. Les dialogues reflètent cette même exigence de précision : brillants, ils éclairent tant la position et la personnalité de chacun que les enjeux du film et le point de vue qu’il développe.
Un point de vue qui a d’ailleurs un grand mérite : celui de dresser des constats, de poser des questions mais de ne jamais livrer des réponses toutes faites. Il est probable que les meilleurs films, les meilleurs romans sont de ceux qui adoptent ce genre de posture, particulièrement stimulante pour l’imagination et l’intelligence du spectateur.
La réalisation, un modèle de sobriété
La qualité du texte et le talent des comédiens ont naturellement orienté Nicolas Pariser (dont c’est le premier long métrage, et on espère pas le dernier) vers une réalisation souvent épurée et sobre (on ne s’étonnera pas, de fait, qu’il cite Claude Chabrol parmi ses références). Il a souvent recours à des plans séquences où les comédiens dialoguent longuement et qui fonctionnent grâce à la justesse conjuguée du jeu des acteurs et des mots qu’ils prononcent.
Au niveau de la gestion du rythme, le film est intelligemment dosé, évitant là aussi certaines conventions du genre ; ainsi, après une montée en tension qui intervient au bout d’une quarantaine de minutes, surviennent des séquences plus apaisées, qui permettent d’affiner le background des personnages et le parcours du protagoniste – avant qu’on ne revienne, sur la fin, à une situation plus tendue (notamment à travers une scène d’action très cinématographique qui ressemble à une figure classique du genre, sans que cela ne créé de rupture de ton ou ne nuise à l’homogénéité de l’ensemble).
Le Grand jeu s'affirme comme l'un des meilleurs thrillers politiques que le cinéma français nous ait offert au cours des 15-20 dernières années. C'est un film subtil, ou chaque ligne de dialogue, chaque personnage contribue à une mosaïque complexe, nuancée, qui mêle habilement l'intime et le collectif. Et quel plaisir de retrouver des comédiens précieux comme Melvil Poupaud (Conté d'été ; Les Sentiments ; The Broken ; L'Autre monde), Clémence Poésy (Bons baisers de Bruges) et André Dussollier (Lemming). Pour l'anecdote, le film a remporté le Prix Louis-Delluc en 2015, succédant ainsi au brillant Sils Maria.
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