Film de Nicolas Klotz
Pays : France
Année de sortie : 2007
Scénario : Élisabeth Perceval, d’après le roman de François Emmanuel La Question humaine
Photographie : Josée Deshaies
Montage : Rose-Marie Lausson
Musique : Syd Matters
Avec : Mathieu Amalric, Michael Lonsdale, Édith Scob, Lou Castel, Jean-Pierre Kalfon, Valérie Dréville
Simon Kessler : Tout membre impropre au travail sera traité en conséquence au vu des seuls critères objectifs, comme on traite un membre malade. […] Il faut avoir dans l’esprit que les personnes déficientes sont susceptibles de transmettre le préjudice à ceux qui leur succèdent.
La Question humaine livre un diagnostic glacial et implacable du fonctionnement des grands groupes privés sous l’économie libérale moderne. Qu’on le partage ou non dans son entièreté, il n’est pas sans interpeller la conscience – et l’intelligence – du spectateur.
Synopsis du film
À Paris, de nos jours. Simon Kessler (Mathieu Amalric) travaille comme psychologue au sein du Département des Ressources Humaines d’une entreprise de pétrochimie. Un jour, Karl Rose (Jean-Pierre Kalfon), membre de la direction, lui confie une tâche délicate et officieuse : enquêter sur l’un des dirigeants du groupe, Mathias Jüst (Michael Lonsdale), dont le comportement trahirait sinon une dépression, du moins une certaine instabilité.
Kessler commence discrètement son investigation, qui peu à peu va ébranler la posture froide et mécanique qu’il adoptait jusqu’alors dans son travail. Jusqu’à un point de non-retour…
Critique de La Question humaine
Après une soirée électro très (trop) arrosée, Simon Kessler, le psychologue qu’incarne Mathieu Amalric dans La Question humaine, se fait déboutonner la chemise puis laver le torse (avec des lingettes) par un collègue de travail. Cette curieuse scène, qui n’a absolument rien de naturel, traduit quelque chose de significatif dans la compréhension de l’histoire – sinon Nicolas Klotz ne l’aurait pas filmée (on peut reprocher certaines choses à La Question humaine, mais certainement pas de ne pas être extrêmement méthodique dans sa structure et sa mise en scène).
Le cinéaste veut sans doute montrer ici que le monde du travail exige de l’individu qu’il soit lisse, « propre », et qu’il laisse une partie de ce qui le définit personnellement – de cette « humanité » à laquelle le titre du film fait directement référence – derrière lui lorsqu’il est dans l’exercice de ses fonctions.
Cette idée est développée et étayée de différentes manières par le scénario qu’Élisabeth Perceval a élaboré sur la base du roman (La Question humaine) de l’écrivain belge François Emmanuel, publié en 2000. Scénario extrêmement écrit (y compris en ce qui concerne les dialogues, que les acteurs ont probablement repris à la virgule près), très loin de la tendance dite « naturaliste » (qu’on ne critiquera nullement ici) d’un certain cinéma français. Scénario déroutant aussi : si son entrée en matière fait songer, de prime abord, à d’autres films français livrant une critique du monde du travail (Ressources humaines de Laurent Cantet ; Violences des échanges en milieu tempéré de Jean-Marc Moutout), La Question humaine (si elle partage cette dimension critique) choisit une approche différente – plus opaque, plus mystérieuse, plus intrigante. Plus froide aussi, ce qui est tout à fait volontaire : on peut comprendre qu’une œuvre illustrant un phénomène de déshumanisation, un système réduisant l’individu à une fonction (au détriment de son équilibre personnel), n’adopte pas une forme confortable et accueillante.
Ce parti pris pourra certes rebuter certains, mais la précision dont font preuve les comédiens, la scénariste et le réalisateur font que l’on est néanmoins happé par La Question humaine et que l’on suit son développement avec un mélange d’intérêt, de trouble et de perplexité. C’est que le film retourne progressivement des cartes insoupçonnées, révélant des liens parfaitement inattendus entre sa trame initiale (qui illustre de façon assez évidente le cynisme des grandes entreprises et de l’économie libérale capitaliste) et… la période de l’occupation, en France, par l’Allemagne nazie.
Le propos interroge, dérange. On écartera d’emblée le raccourci douteux selon lequel Nicolas Klotz comparerait l’horreur du Troisième Reich avec l’économie capitaliste moderne (si violente soit-elle à bien des égards) ; mais il n’en reste pas moins que le film établit un parallèle vertigineux entre des organisations qui auraient de commun de transformer ses membres (et plus particulièrement ceux qui se situent en bas de l’échelle) en des exécutants plus ou moins inconscients des conséquences sociales et humaines du système dont ils font partie. Avec le risque sous-jacent de voir se reproduire, à des degrés divers, une violence (dans l’entreprise, elle est essentiellement morale et sociale) banalisée, normalisée par les procédures, les manuels et les règlements dont Simon Kessler fait une lecture glaciale dans plusieurs séquences du film (Tout membre impropre au travail sera traité en conséquence au vu des seuls critères objectifs, comme on traite un membre malade
).
Cette violence dépasse d’ailleurs le seul cadre de l’entreprise et c’est plus globalement d’une économie, d’une société dont La Question humaine illustre les dérives. Plusieurs scènes sans lien apparent avec l’histoire du film sont significatives de ce point de vue, et notamment celles montrant des policiers arrêter des immigrés clandestins (ce qui bien entendu renvoie à une actualité brûlante).
On pourra discuter le propos – assez radical (ce qui n’est pas en soi un défaut) – du film, mais il a indéniablement le mérite de bousculer et de surprendre, quand beaucoup de films se contentent, y compris dans leur manière de dénoncer des choses, d’énumérer des lieux communs, dans le souci écrasant du politiquement correct.
Il s’avère néanmoins que les principales armes du film (sa précision et son argumentaire méthodique) finissent par se retourner contre lui. La Question humaine, intrigant dans sa première partie et souvent passionnant dans son développement, prend parfois la forme d’une démonstration trop appuyée, voire redondante ; son discours devient alors moins convaincant, comme souvent quand on assène les choses avec trop d’insistance.
Ces réserves n’annihilent pas les qualités du film de Klotz, loin s’en faut, et surtout pas la principale : celle de proposer une expérience étonnante, complexe, fascinante parfois, qui pousse le spectateur à la réflexion, dut-il au final cautionner totalement ou nuancer le propos qui s’articule devant lui. Dans tous les cas, il ne restera pas passif face à ce long métrage exigeant, qui bénéficie d’une interprétation remarquable.
La composition de Mathieu Amalric reflète brillamment l’évolution vacillante d’un personnage (Kessler se comporte d’abord comme un technicien maître de lui-même, puis il trébuche et finit par perdre pied) dont le parcours – qu’on pourrait qualifier d’initiatique – forme la colonne vertébrale du film. Quant à Michael Lonsdale, il excelle dans le rôle d’un personnage complexe, mystérieux, auquel sa présence physique singulière apporte beaucoup. On notera également la présence de Jean-Pierre Kalfon qui avait joué, au début des années 80, dans un film qui déjà s’attaquait au monde de l’entreprise, à savoir le brillant Une Étrange affaire (1981) de Pierre Granier-Deferre.
Like Horses, de Syd Matters
La bande originale de La Question humaine a été composée par le groupe français Syd Matters (en référence à Syd Barrett, membre fondateur des Pink Floyd). Elle comporte notamment une ritournelle folk sombre et mélancolique (intitulée Like Horses), qui convient très bien à l’atmosphère du film.
La Question humaine entraîne le spectateur sur des pistes surprenantes, dérangeantes aussi. Partant d'une critique du monde des grandes entreprises et plus globalement de l'économie libérale et capitaliste, le film de Nicolas Klotz ose des parallèles vertigineux qui ne laissent pas indifférents. On lui reprochera cependant ce qui faisait une partie de sa force pendant la première heure : une précision (chirurgicale) doublée d'une forme d'insistance qui donnent parfois au film un caractère trop démonstratif et redondant. Mais certainement pas inintéressant pour autant, et on conseillera largement la vision de cette œuvre ambitieuse.
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