La Cinémathèque française consacre, du 30 août au 8 octobre 2017, une rétrospective au metteur en scène Jacques Tourneur, célèbre entre autres pour sa contribution majeure au cinéma fantastique.
Un grand nom du cinéma fantastique
Tourneur, cinéaste de la suggestion
Jacques Tourneur (1904-1977) était un réalisateur français mais dont la carrière se déroula principalement à Hollywood (il obtint d’ailleurs la nationalité américaine dès 1919). Il a réalisé des films noirs – dont le célèbre La Griffe du passé (1947), avec Robert Mitchum -, des westerns mais aussi plusieurs films fantastique, et c’est probablement dans ce dernier registre que son influence est la plus évidente aujourd’hui.
Au début des années 40, Tourneur réalisa coup sur coup trois longs métrages à petit budget (on pourrait parler de séries B) pour les studios RKO Pictures ; il s’agit de La Féline (Cat People, 1942) ; de Vaudou (I Walked with a Zombie, 1943) et de L’Homme léopard (The Leopard Man, 1943).
La particularité et l’aspect novateur de ces différents films résident dans leur manière de jouer sur la suggestion, le hors-champ et l’ambiguïté. Sur le plan esthétique, cela passe par des jeux d’ombre et de lumière subtils et évocateurs, élaborés par Tourneur et le chef opérateur Nicholas Musuraca (sur La Féline uniquement ; Tourneur travailla avec d’autres directeurs photo sur les deux films suivants, à savoir J. Roy Hunt et Robert De Grasse).
Notons que cette approche de l’éclairage puisait une partie de son inspiration du cinéma expressionniste allemand (qui s’est développé dès le début du 20ème siècle), dont l’influence sur le cinéma d’horreur et le cinéma noir américains était particulièrement visible dans les années 30, 40 et 50.
Au niveau du fond, les films fantastique de Tourneur jouent avec plusieurs niveaux de lecture (La Féline peut par exemple être interprété de bien des manières, selon que l’on choisisse un angle sociologique, psychologique, folklorique, etc.) et maintiennent volontairement un doute entre ce qui est réel et ce qui relève du fantasme, de l’imagination, de la projection (doute que les jeux d’ombre déjà évoqués figurent habilement).
… et de l’opposition
Tourneur est aussi un cinéaste de l’opposition, du contraste. Entre l’ombre et la lumière certes, comme nous venons de le voir, mais aussi entre le réel et l’imaginaire, le conscient et l’inconscient, le rationalisme et le fantastique, et – point essentiel – entre des cultures distinctes.
La Féline raconte en effet avant tout l’histoire d’une jeune femme d’origine serbe (Irena, interprétée par la superbe Simone Simon) cherchant à s’intégrer dans l’Amérique des années 40, et à se conformer aux idéaux de vie assez caricaturaux qui y sont associés ; tandis que Vaudou confronte des américains à la culture et aux croyances haïtiennes. Ces films présentent donc une dimension culturelle, sociale, ethnologique en un sens, qui est fondamentale dans leur compréhension.
Par exemple, le mal-être et la métamorphose d’Irena dans La Féline symbolisent en partie l’incompatibilité du personnage (sa sexualité ; son histoire ; sa féminité ; sa personnalité ; sa culture) avec les modèles lisses relatifs à l’american way of life, incarnés dans le film par le bienveillant mais benêt Oliver (Kent Smith).
Ces différences sociales et culturelles, ces croyances diverses et cette idée d’un monde complexe, partagé entre plusieurs niveaux de réalité et traversé par des émotions contraires, provoquent naturellement chez les personnages des films de Jacques Tourneur des conflits intérieurs parfois violents, ainsi que des problèmes de communication flagrants (personne ne comprend un tant soi peu le personnage d’Irena dans La Féline).
La dualité est donc un élément phare du cinéma de Tourneur. On le retrouve d’ailleurs dans le poème Holy Sonnet V du britannique John Donne (1572-1631), cité dans La Féline :
But black sin hath betrayed to endless night
My world’s both parts, and oh both parts must die.
L’effet Lewton Bus
La scène culte dite de la piscine dans La Féline est un exemple représentatif de l’approche de Jacques Tourneur en termes de pure mise en scène ; plus précisément de la façon dont il instillait l’angoisse au cinéma et questionnait les certitudes du spectateur. Dans cette séquence, des jeux d’ombre sophistiqués suggèrent vaguement la forme d’une panthère rôdant autour du bassin où se trouve le personnage d’Alice (Jane Randolph) ; mais jamais on aperçoit distinctement un fauve, et c’est cette ambiguïté qui est saisissante, remarquable. Elle permet une chose essentielle : de donner de l’importance non pas à la supposée créature en elle-même, mais à ce qu’elle incarne, ce qu’elle représente, ce qu’elle traduit chez les personnages – à savoir, selon les cas, une angoisse existentielle, une peur irrationnelle, une pulsion sexuelle, un désir de possession, un conflit moral, une culpabilité refoulée, etc.
Dans le même film, Tourneur utilisa ce qu’on appellera plus tard l’effet Lewton Bus (en France, on parle d’effet bus). Le nom du procédé fait référence à Val Lewton (producteur du film) et au bus qui – au terme d’une scène de tension dans La Féline – surgit brusquement dans le cadre, provoquant la surprise du spectateur et mettant fin au suspense relatif à la scène. Cette technique correspond aujourd’hui au jump scare, très populaire dans le cinéma d’épouvante contemporain (et pas toujours utilisé à bon escient).
L’auteur sous la pression des producteurs
Après sa célèbre trilogie fantastique, Tourneur signera des films de guerre, des westerns, des films noirs, dont certains feront date (La Griffe du passé). Il revient au fantastique avec Rendez-vous avec la peur (1957), où son goût de la suggestion est malmené par des producteurs qui souhaitent absolument que le démon auquel il est fait référence dans le titre original (Night of the Demon) apparaisse à l’écran. Cela donnera un gros plan assez grotesque, d’autant plus regrettable que le film reflète, dans son ensemble, le talent et l’intelligence de son auteur ainsi que sa volonté, tenace, de ne pas imposer une interprétation unique, simpliste au spectateur.
En conclusion
Pour sa capacité à susciter la peur avec peu de moyens, pour son sens de l’implicite, son travail sur l’éclairage et plus généralement pour la subtilité et la complexité de son approche du genre (qui effleure des dimensions sociologiques, culturelles et psychologiques), Jacques Tourneur a marqué le cinéma fantastique. C’est aussi un artiste qui a prouvé qu’on pouvait, dans le domaine de la série B (en termes de budget, plusieurs de ses films peuvent être considérés comme tels), signer de vrais films d’auteurs avec un point de vue et dotés d’une grande valeur esthétique.
Dans ses meilleurs moments, son cinéma illustre brillamment les vacillements de l’esprit humain entre le passé et le présent, entre la modernité et la tradition, entre le visible et l’invisible, entre des modèles sociaux et culturels distincts, entre la raison et la passion. Le personnage d’Irena dans La Féline synthétise tous ces enjeux à travers une figure féminine émouvante, complexe et tragique, que la comédienne française Simone Simon (1911-2005) a incarné avec beaucoup de grâce.
L’influence de Tourneur a été revendiquée par plusieurs cinéastes contemporains, et des grands classiques du cinéma d’épouvante comme Les Dents de la mer (1975) de Steven Spielberg ou encore Alien (1979) de Ridley Scott s’inscrivent en partie dans son héritage – plus vaste encore que ne le suggèrent ces quelques lignes.
Au programme de la rétrospective
Plus d’une trentaine de films de Jacques Tourneur seront projetés dans le cadre de la rétrospective de la Cinémathèque française, ainsi que plusieurs courts-métrages. Le remake de La Féline par Paul Schrader (1981), avec Nastassja Kinski, est également programmé.
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