Film de Jane Campion
Année de sortie : 1999
Pays : Australie
Scénario : Jane Campion, Anne Campion
Photographie : Dion Beebe
Montage : Veronika Jenet
Musique : Angelo Badalamenti
Avec : Kate Winslet, Harvey Keitel, Julie Hamilton, Tim Robertson, Sophie Lee, Pam Grier
Ruth: Something… something really did happen, didn’t it?
Servi par un charismatique duo de comédiens, Holy Smoke explore avec intelligence et sensibilité les doutes, contradictions et désirs de ses personnages.
Synopsis du film
Lors d’un voyage en Inde, Ruth (Kate Winslet) tombe sous l’emprise du gourou Baba (Dhritiman Chatterjee) et décide de ne pas rentrer à Sans Souci, une zone résidentielle de Sydney où elle vivait avec sa famille. Celle-ci trouve un prétexte pour précipiter le retour de la jeune femme, et fait appel aux services de P.J. Waters (Harvey Keitel), un américain spécialisé dans le désenvoûtement. Ruth, d’abord réticente, va accepter de passer trois jours en sa compagnie, dans une cabane isolée.
Mais l’expérience et le savoir-faire de Waters vont être mis à rude épreuve…
Critique de Holy Smoke
Quand Holy Smoke sort au cinéma à la veille de l’an 2000, six années se sont écoulées depuis La Leçon de piano (1993), célèbre film qui fit de Jane Campion la toute première femme à remporter la prestigieuse Palme d’or. Entre temps, la réalisatrice et scénariste néozélandaise a tourné Portrait de femme (1996), avec Nicole Kidman, adapté du roman éponyme d’Henry James (brillant écrivain à qui l’on doit, entre autres, Le Tour d’écrou, porté à l’écran en 1961 sous le titre Les Innocents).
Contrairement à Portrait de femme, Holy Smoke est – à l’instar de La Leçon de piano – basé sur un scénario original écrit par Campion elle-même, en collaboration avec sa sœur Anne. Figurent au casting le comédien Harvey Keitel (Les Duellistes) – que Jane Campion avait si bien filmé dans La Leçon de piano – et la superbe Kate Winslet, fraîchement auréolée du succès considérable de Titanic (1997).
Le film démarre vite – et bien -, enchaînant des séquences légères au cours desquelles la réalisatrice n’hésite pas à illustrer de façon parfois volontairement kitch le périple indien de Ruth (Kate Winslet), dont la famille et les proches comptent de nombreux personnages truculents, voire loufoques. Les scènes sont courtes, percutantes et truffées d’éléments comiques et décalés, qui font de Holy Smoke l’un des longs métrages les plus drôles de Jane Campion – même si la seconde partie adopte une tonalité dramatique plus courante dans son cinéma.
Une exploration des désirs, des croyances et paradoxes de l’être humain
Bien que le point de départ de l’histoire pourrait laisser penser que Holy Smoke va traiter du phénomène des sectes, le sujet du film est en réalité plus large – plus universel
, serait-on tenté de dire. En effet, la situation initiale – une jeune australienne, tombée sous l’emprise d’un gourou en Inde, se voit contrainte par sa famille de consulter un désenvouteur
professionnel – est surtout un moyen pour Jane Campion de s’interroger sur la fragilité de l’être humain ; sur ses doutes, ses complexes, ses blocages et sur les mécanismes de défense qu’il élabore, tant bien que mal, pour tenter d’y remédier.
La confrontation entre Ruth Barron (Kate Winslet) et P.J. Waters (Harvey Keitel) voit s’effondrer assez rapidement la logique et les principes souhaités par ce dernier, ce qui permet à l’auteure de mieux explorer la personnalité – et les démons – de chacun des protagonistes. Pour ce faire, le scénario ébranle progressivement les convictions trompeuses et illusions diverses desquels ils se bercent allègrement, et cela au cours d’un huis clos chargé de désir, de manipulations, de questionnements et de remises en question.
Le regard empathique de Jane Campion
Le personnage campé par Harvey Keitel n’est guère ménagé, et nul ne s’en étonnera. Il était difficile d’imaginer que l’auteure de Top of the Lake (l’une des meilleures séries TV de ces dernières années) allait filmer ce mâle si sûr de lui (dont l’arrivée en Australie est ponctuée de détails qui en font une sorte de caricature de virilité, avec son lot d’accessoires évocateurs : bottes ; lunettes noires ; etc.) sans venir par la suite gratter le vernis – et l’expression est en l’occurrence un doux euphémisme. Mais toute l’intelligence de la réalisatrice est de ne jamais mépriser Waters ; au contraire, Campion filme son égarement et sa détresse avec une empathie palpable. La jeune femme incarnée par Kate Winslet en prend d’ailleurs aussi pour son grade : enfermée dans ses contradictions, incapable de s’ouvrir aux autres, elle ne trouve dans le regard d’un gourou qu’une harmonie factice lui permettant de ne plus avoir à affronter ses problèmes relationnels.
Mais là encore, il ne s’agit pas de condamner sévèrement sa démarche – d’ailleurs, quand la famille Barron se réfugie derrière des symboles chrétiens, leur comportement, bien que plus commun et accepté socialement, n’est pas incomparable à celui de Ruth. Le point de vue du film semble alors assez clair : Jane Campion nous montre avant tout des êtres un peu, voire franchement perdus, qui cherchent sens et protection là où ils peuvent en trouver.
Quant à la passion, au désir, si souvent présents dans ses films, ils témoignent ici d’une emprise aussi forte et redoutable que celle exercée par Baba (le fameux gourou indien). Les couleurs vives et chaudes élaborées par Dion Beebe (chef opérateur australien que Jane Campion sollicitera à nouveau pour son thriller érotique In the Cut) soulignent d’ailleurs fort bien la dimension sensuelle et charnelle de Holy Smoke.
Harvey Keitel et Kate Winslet : un brillant duo d’acteurs
Harvey Keitel et Kate Winslet donnent à ce tango vacillant et vertigineux une énergie saisissante. L’interprète de Clementine dans l’émouvant Eternel Sunshine of the Spotless Mind (2004), d’une beauté hypnotique, habite son personnage avec une vitalité qui insuffle aux différentes séquences une constante dynamique. Face à elle, Keitel brasse une large palette d’émotions, jouant tour à tour l’assurance sans faille, le doute, la passion et la détresse avec une conviction qui n’appartient qu’aux grands comédiens, aidé par son regard naturellement perçant et son physique hautement « cinégénique ».
Et puisque l’on parlait de danse, elle se fait ici au rythme d’une bande originale où se côtoient Burt Bacharah, Angelo Badalamenti, Annie Lennox, Neil Diamond et Alanis Morissette – la scène où Winslet se lâche sur l’énergique You Oughta Know de la chanteuse canadienne compte d’ailleurs parmi les moments précieux du film.
Côté réalisation, Jane Campion, épaulée par Dion Beebe, utilise le décor – pour l’essentiel, une maisonnette située au beau milieu d’un désert australien – avec beaucoup d’intelligence et d’intuition. Elle varie habilement les cadrages, trouve toujours des idées intéressantes de prises de vue, élabore des mouvements de caméra qui viennent accompagner à la perfection les partitions sans faille de ses comédiens.
Une note finale entre ironie et douceur
Le dénouement reflète le sens du film, celui que Jane Campion a voulu donner au parcours parfois tortueux des personnages ; et s’il est partiellement teinté d’ironie, ce n’est pas une ironie grinçante, mais au contraire une ironie pleine d’humanité et de compréhension – deux termes qui siéent fort bien à Holy Smoke.
Holy Smoke s'inscrit parmi les réussites de son auteure. Pour ses qualités esthétiques, d'interprétation et d'écriture, mais aussi pour le regard bienfaisant et empathique que la réalisatrice porte sur ses personnages, dont la quête de sens pourrait se résumer aux deux simples mots que P.J. Waters inscrit sur le front de Ruth : Be Kind
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Un commentaire
Belle critique. Le développement sur l’approche du mâle par Jane Campion est particulièrement intéressant.