Film de Stanley Kubrick
Année de sortie : 1975
Pays : États-Unis, Royaume-Uni
Scénario : Stanley Kubrick, d’après le roman Les mémoires de Barry Lyndon, de William Makepeace Thackeray
Directeur de la photographie : John Alcott
Chef décorateur : Ken Adam
Montage : Tony Lawson
Avec : Ryan O’Neal, Marisa Berenson, Leon Vitali, Patrick Magee, Hardy Kruger, Gay Hamilton.
Avec Barry Lyndon, Stanley Kubrick met superbement en images la morale grinçante et pessimiste du roman picaresque.
Synopsis de Barry Lyndon
Au 18ème siècle, l’ascension sociale puis le déclin d’un jeune irlandais d’origine modeste qui intègre la haute société britannique.
Critique du film
L’esthétique de Barry Lyndon
L’une des caractéristiques du cinéma est qu’il réunit plusieurs autres arts majeurs et, à travers eux, stimulent différents sens chez le spectateur. Musique, peinture (et arts picturaux en général), théâtre, photographie, littérature : on retrouve plus ou moins, selon les cas, toutes ces disciplines en regardant – et en écoutant – un film.
Ce potentiel, cette richesse du cinéma, le réalisateur Stanley Kubrick – auquel la cinémathèque française consacre actuellement une exposition – l’exploitait avec une inspiration et une virtuosité particulièrement saisissantes.
L’esthétique de Barry Lyndon puise clairement son inspiration dans la peinture du 18ème siècle, époque à laquelle se déroule l’histoire. Parmi les possibles influences sont souvent évoqués des peintres paysagistes comme Thomas Gainsborough et William Hogarth. Avec l’aide de John Alcott, grand chef opérateur qui travailla également sur 2001, l’Odyssée de l’Espace, Orange mécanique et Shining, et celle de Ken Adam – qui remporta l’Oscar des meilleurs décors pour Barry Lyndon -, Kubrick élabora des images d’un raffinement et d’une beauté extraordinaires (usant pour certaines scènes de techniques novatrices, telles que l’éclairage à la bougie), témoignant d’une dimension picturale évidente et d’un travail de composition extrêmement soigné.
Le montage de ces images est fonction des très nombreuses pièces musicales qui ponctuent le film – car comme dans 2001, L’Odyssée de l’Espace (et comme dans la plupart des œuvres de Kubrick), la musique est omniprésente et joue un rôle déterminant sur le rythme et sur la tonalité des différentes scènes. Notons que si le cachet visuel du film emprunte exclusivement à la peinture du 18ème, les morceaux de musique utilisés ne proviennent pas tous de cette époque ; par exemple le trio de Schubert a été composé au 19ème, et Women of Ireland dans les années 1960. L’auteur avoua lui-même s’être détourné de cette contrainte temporelle pour mieux obtenir les ambiances et les émotions qu’il souhaitait (il ne trouvait pas de morceaux suffisamment « romantiques » au 18ème siècle).
Enfin, Barry Lyndon est l’adaptation (libre) d’une œuvre littéraire (Les Mémoires de Barry Lyndon, de William Makepeace Thackeray) et le film est raconté en voix off par un narrateur omniscient. La peinture, la musique et la littérature sont donc autant de disciplines dans lesquelles le réalisateur a puisé pour créer une œuvre d’une cohérence remarquable du point de vue esthétique. Si l’on tient compte du fait qu’il s’agit d’un film d’époque impliquant donc un travail de recherche et de reconstitution méticuleux (dont les scènes de guerre constituent un très bon exemple), on ne s’étonnera pas qu’un réalisateur aussi perfectionniste que Stanley Kubrick consacra près d’un an (trois cent jours exactement) au tournage de Barry Lyndon.
Le résultat de ces mois de travail force l’admiration : que l’on soit ou non touché par le film, il procure une expérience esthétique précieuse. Le plaisir que l’on ressent devant ces images remarquablement bien composées, éclairées, montées et mises en musique tient de l’envoutement. Chez Kubrick, comme chez Alfred Hitchcock par exemple, l’alchimie entre la maîtrise technique et l’intuition est totale ; le rapport entre l’intention et le moyen forme une harmonie absolue, qui permet au réalisateur d’atteindre un saisissant niveau de perfection.
La façon dont le metteur en scène fait littéralement entrer le spectateur dans les premières scènes (le plus souvent très berçantes, romantiques et bucoliques) de Barry Lyndon est intéressante. Il utilise plusieurs fois exactement le même procédé de réalisation : une image se révèle progressivement au regard du spectateur à travers un lent zoom arrière partant du centre du plan, avant de montrer celui-ci dans son ensemble. La technique est efficace, surtout lorsque l’on tourne dans des endroits superbes (magnifiés par la photographie exceptionnelle de John Alcott) dont le spectateur découvre donc progressivement (et non instantanément, ce qui n’aurait pas du tout produit la même impression), grâce au zoom arrière, les différents détails et perspectives.
La célèbre scène du ruban (rythmée par Women of Ireland), qui réunit Redmond Barry (Ryan O’Neal, dans ce qui restera son plus grand rôle, même si on se souvient également de lui dans Love Story et Driver) et sa cousine Nora (Gay Hamilton), est un autre exemple de la manière habile avec laquelle la caméra guide le spectateur au cœur d’un instant ; ici, le plan part d’abord de la fenêtre de la pièce où se trouvent les personnages, donnant ainsi l’impression de glisser littéralement dans l’intimité quasiment religieuse qui y règne. Cette séquence, probablement l’une des plus poétiques et gracieuses du film, est très révélatrice de la dimension lyrique du cinéma de Stanley Kubrick.
Le traitement et le discours
Au niveau du traitement, Kubrick opère à une véritable relecture du roman picaresque dont est adapté Barry Lyndon, choisissant une approche plus grave et plus distante. Cette distance est instaurée en partie par le choix d’un narrateur omniscient quand le roman, conformément à son genre littéraire, est raconté par son protagoniste.
Le film est structuré en deux parties. La première (intitulée By what means Redmond Barry acquired the style and title of Barry Lyndon
) relate donc les différentes péripéties qui conduisent le jeune irlandais Redmond Barry à devenir Barry Lyndon. Pendant une heure environ se déroulent les instants les plus plaisants du film.
Outre la très belle séquence du ruban, déjà évoquée, le départ contraint de Redmond Barry vers Dublin donne lieu à des séquences dans lesquelles Kubrick parvient à insuffler la sensation de liberté et d’espace qu’éprouve le héros tandis qu’il chevauche dans de paisibles paysages irlandais, bercé par des thèmes musicaux évocateurs (The Sea Maiden
, par le groupe The Chieftains ; puis Tin Whistles
, par Seán Ó Riada). On retrouvera cette impression enivrante un peu plus tard, au cours de sa tentative de désertion de l’armée britannique. Cette première partie montre également comment le romantique jeune homme devient ambitieux, calculateur, et parvient finalement à ses fins par le biais d’un mariage intéressé.
La seconde partie (Containing an account of the misfortunes and disasters which befell Barry Lyndon
) relate le déclin progressif du personnage, devenu franchement égoïste, vulgaire, matérialiste et abject – seul son jeune fils éveille encore en lui des qualités enfouies.
Comme dans plusieurs films de Kubrick, il y a un aspect démonstratif très fort dans Barry Lyndon : le scénario et les images forment un discours extrêmement structuré, qui parfois prend le pas sur la profondeur et sur l’émotion. C’est avec un recul et une rigueur quasiment scientifiques que Kubrick filme l’ascension sociale puis la déchéance de son personnage – et, à travers elles, dépeint les rêves et les élans de la jeunesse, puis les mécanismes et les codes figés d’une société dominée par l’argent, la propriété, la corruption et les apparences. Sa caméra ira d’ailleurs rarement au-delà de ces dernières dans la seconde partie du film, où les personnages ressemblent plus souvent à des statues, des figures, qu’à des êtres de chair et de sang.
Pareillement au roman dont il est tiré, Barry Lyndon illustre l’idée de déterminisme social : Redmond Barry aura beau devenir riche, il sera toujours, aux yeux de ses « pairs », un fils de paysan irlandais, un parvenu (un pícaro), ce qui contribuera en partie à le faire échouer dans ses projets. Il a beau acheter de belles peintures, il ne connait rien à l’art et cela se voit (notamment à travers les commentaires ineptes qu’il fait dans la scène où on lui présente des tableaux en vente) ; il est fortuné, mais totalement incapable de gérer correctement sa fortune.
Le film est également le portrait acide d’un milieu (la noblesse du 18ème siècle) mesquin, matérialiste et étriqué, que le réalisateur fige dans une esthétique glacée. La phrase qui clôt le film (It was in the reign of George III that the aforesaid personages lived and quarreled; good or bad, handsome or ugly, rich or poor they are all equal now
) semble d’ailleurs pointer l’aspect un peu dérisoire de ces rapports de classe et de leurs conséquences, puisqu’au bout du compte, ils (les personnages du film) sont tous égaux maintenant
.
On suit donc avec plaisir (la musique et l’esthétique du film aidant) mais aussi un certain détachement l’évolution de Redmond Barry, d’abord modeste fils de paysan, puis prototype plutôt méprisable (même si le film conserve un sens de la nuance : on nous montre aussi les bons côtés d’un homme que le réalisateur ne semble jamais juger) du nouveau riche. Le discours social et moral s’articule selon une logique finalement assez simple d’opposition : on passe de la charnelle et émouvante cousine de Redmond Barry à la silhouette blême et glacée de la Comtesse de Lyndon (la jolie Marisa Berenson), qui est une figure tragique davantage qu’une femme (Kubrick la filme au fond comme son époux la voit : une jolie peinture) ; le visage poupin et bienveillant de la mère du « héros » devient, sous le fard de la noblesse, froid et calculateur ; aux paysages verdoyants de la campagne irlandaise succèdent les intérieurs luxuriants mais glacés de la propriété des Lyndon ; le rassurant et paternel capitaine Grogan (Godfery Quigley) n’a guère son pareil dans la noblesse britannique ; aux mélodies irlandaises aériennes se substituent les mélancoliques trios de Schubert et surtout le tragique Sarabande de Handel.
Même la revanche du beau fils mal aimé et violenté est pathétique. Et si un simple ruban semble avoir, au début du film, une valeur inestimable (en tous cas aux yeux de son détenteur, le jeune Redmond), tout finit ensuite par avoir un prix dans un univers replié sur ses propres règles et ultra matérialiste. Enfin, si tout semble possible lorsque Redmond quitte son foyer au début du film, son destin semble ensuite bel et bien scellé dans la logique impitoyable et arbitraire du milieu dans lequel il a choisi d’évoluer, milieu dont il reflète les pires travers sans jamais parvenir à en faire véritablement partie – ce qui fait toute la dimension pathétique du personnage et de son parcours, et toute l’ironie grinçante de l’histoire.
La perception du spectateur est conforme à la structure du film : si l’on rêve de la nature et de la liberté dont le héros jouit parfois au début, on reste en dehors des personnages (finalement assez plats) et des décors qui meublent la seconde partie de Barry Lyndon, où le réalisateur semble vouloir filmer la douleur et la souffrance de loin, comme pour ne pas perturber la splendeur calme des tableaux infiniment précis qu’il conçoit. À moins, et cela serait une explication tout à fait logique, que cette approche distante fut un moyen de mieux exprimer la froideur propre à cette noblesse livide dans lequel s’égare le protagoniste.
Les qualités esthétiques exceptionnelles de Barry Lyndon résistent aussi bien au passage du temps que les peintures des grands maîtres dont Kubrick s'est visiblement inspiré. Le film procure ainsi un grand plaisir de vision, même si son discours - issu du roman picaresque - pourra sembler un peu lourd et trop appuyé.
4 commentaires
Bon, je me lance. Je vais certainement me faire guillotiner par certains, mais je trouve ce film legerement surfait et bien moins interessant que les Duellistes. En dehors de l’estéthique de ces deux films sensiblement identiques, je trouve que l’histoire est passablement pauvre et nous n’avons ni empathie pour les personnages ni autres émotions propres. Le regard posé sur eux me semble celui d’un antropologue sur une tribu perdu. Une curiosité. Un beau tableau devrais je dire. Autant les personnages des Duellistes sont passionnant dans leurs compositions, émotions, contradictions et l’évolution du récit dans l’espace des premieres guerres Napoléoniennes en passant par la retraite de Russie et le règne de Louis Philippe. Quand aux acteurs, aucune comparaisson entre Ryan O’Neal et Harvey Keytel. Je rajouterais en plus Keith Carradine, Edward Fox et l’immense Albert Finney en Fouché. Et meme si c’est un film dominé par les hommes. Le role de la fille a soldat, a, je trouve, une épaisseur que malheureusement n’a en aucun cas aucune femme de Barry Lyndon. J’attend vos soufflets avec sérenité et serai a votre disposition sur le pré a l’heure de votre choix.
Je suis d’accord sur le regard trop distant et froid de Kubrick et la relative platitude des personnages, j’y fais d’ailleurs référence plusieurs fois dans l’article. Effectivement, les personnages des « Duellistes » sont plus humains, « vivants ». Néanmoins je trouve les qualités esthétiques de « Barry Lyndon » telles que sa vision me procure tout de même un grand plaisir, et finalement je considère d’une certaine manière que ce détachement, cette indifférence presque, contribue à l’identité et au style du film. Après comme je le dis dans l’article, c’est aussi quelque part sa limite. Mais tout de même, difficile de ne pas s’incliner devant une telle perfection formelle… qui inspira d’ailleurs Ridley Scott pour « les duellistes ». Et puis comme tu dis c’est peut-être un « beau tableau », mais si on le regarde 3 heures sans s’ennuyer (je trouve en tous cas) c’est bien qu’il y a quelque chose, qui relève sans doute du charme, de la fascination qu’exercent les images… Et ça c’est intéressant.
Il y a quand meme un peu de chaleur chez ce Barry Lyndon. Alors qu’il dissimule souvent ses sentiments derriere un visage impassible et des interventions toujours tres reflechies, il pleure tout de meme par deux fois. Une premiere fois, il pleure la mort d’un ami plus age pendant une bataille. La seconde fois, il craque devant un compatriote irlandais qu’il a pour mission d’espionner et dont l’accent lui rappelle son pays.
Barry Lyndon nous parle car il est, je pense, comme nous tous. Il a de l’ambition et, pour la satisfaire, il doit s’adapter en permanence à la societe qui l’entoure…
De quel aveuglement souffre ceux qui ne voient dans le cinéma de Kubrick que froideur et intellectualisme ? Ce récit d’une ascension et d’une chute – le même, à l’échelle de l’humanité, forme le filigrane de « 2001 », satire cosmique du « progrès » de l’humanité où l’os devient arme – ne se résume pas à une reconstitution picturale et pointilleuse d’une époque et de ses mœurs. Il s’agit avant tout d’un magnifique mélodrame (étymologiquement : drame musical) dans lequel un homme perd un enfant – dans « Shining », l’enfant perdra son père – et une jambe, amputation qui scelle son impuissance symbolique, dans lequel bat à chaque plan le cœur du réalisateur (que l’on se souvienne encore du final des « Sentiers de la gloire » !). Joueur d’échec et photographe d’actualités, Kubrick portait sur l’espèce un regard tout sauf clinique. La perfection formelle de cette œuvre impitoyable, d’un humour noir flagrant, capable d’embrasser tous les élans, de la peur au désir, signifierait peu sans cette chaleur et cette empathie pour ses personnages et les passions – au double sens du terme – qu’ils incarnent. Son Napoléon, édité par Taschen, synthétise la grandeur et le dérisoire, l’hubris et la déréliction, la tendresse et la fragilité d’individus fraternels du spectateur aux prises avec un monde absurde, féroce et mystérieux. Mais le cinéaste partit les yeux grands fermés, sur une dernière ironie, affirmée par la bouche de son actrice au terme de l’odyssée onirique de Cruise : amen.